jeudi 23 juillet 2009

Mourir en Beauté

Vingt-trois heures passées. Lucie fit une nouvelle tentative. La dernière remontait à quelques mois et s’était une fois de plus soldée par un échec. Depuis, elle avait continué sa vie, évidemment, comme si de rien n’était. Une tentative de plus… Le tout était de ne pas se formaliser d’échouer encore, d’abandonner la partie sans avoir l’air d’en souffrir. Pourtant, le projet de Lucie faisait son chemin en elle, et c’est tout naturellement que ce soir encore revint sa détermination première.

Elle se connecta, tapa deux mots-clés et lança sa recherche. Plus de mille cinq cents entrées. Pour les avoir déjà parcourues, elle les connaissait comme les arbres d’une forêt qui borde un chemin devenu familier. Elle reconnut bon nombre d’intitulés d’articles scientifiques, de comptes rendus de conférences qu’elle avait déjà visités quelques mois auparavant et qui ne fournissaient que des adresses électroniques périmées. Rien de nouveau apparemment. Elle put retracer les étapes d’une carrière qui décrivait un beau parcours. Thèse de doctorat à Princeton, deux ans à l’université de Saarbrücken en Allemagne, puis à celle de Trèves, quatre autres au Royal Institute de Londres. Toujours avec des collaborateurs prestigieux de longue date. Apparut soudain un intitulé qu’elle ne connaissait pas. Indubitablement, on y parlait de lui, mais pour le présenter sous les traits d’un conseiller financier de compagnie d’actuariat anglaise : Flymans & Donertson. Siège social à Londres, succursale en Ecosse. Conseiller financier. Etonnant. Un garçon qui avait fait son chemin dans la recherche… Conseiller financier… ça l’avait déçue. Mais bon, Anne la meilleure amie de Lucie, Anne, la fille la plus brillante qui lui avait été donné de rencontrer était actuaire. Lucie se sentait de plus en plus troublée car elle trouvait tout de même étonnant que deux êtres qui lui étaient proches exerçassent le même métier sans par ailleurs se connaître. Car à part les actuaires et leur famille, qui connaît deux actuaires dans son entourage ?

C’était plutôt le fait qu’il ait quitté le milieu de la recherche pour celui d’une grande firme qui la surprenait beaucoup, et presque désagréablement. Elle pensa qu’il y avait peut-être une femme là-dessous. Combien en avait-elle côtoyés, de nobles chercheurs vivotant dans une chaire de mathématiques pures, qui suite à une féminine rencontre avaient troqué leurs vêtements confortables contre un costume de croque-mort pour mettre leur brillante intelligence au service de la gloire du plus grand capital. Ils se mettaient alors à boursicoter, non sans avoir au préalable retiré leurs économies de la banque alternative où elles dormaient à un taux ridicule. Pourtant, pensa Lucie, il devait rester dans l’homme d’aujourd’hui quelque chose de celui d’hier.

Et le doute n’était pas permis, car ce parcours décrit dans le site Linkoln était bien celui qu’elle connaissait. Tout cela devenait très excitant et lui serrait le cœur en même temps. Pour pouvoir entrer en contact avec lui, elle avait dû s’inscrire dans les fichiers du site, donner quelques signes de son pedigree, puis elle en était arrivée à la rubrique « écrire un message à… ». Lucie se sentit frustrée de ne pas accéder directement à l’adresse électronique de celui qu’elle recherchait depuis si longtemps et de devoir passer par une sorte d’entremetteuse virtuelle. Dans la petite lucarne, elle avait simplement écrit « What about you ? » à la place de « I'd like to add you to my professional network on Linkoln » et signé Lucie Foulques (ex Martin). En moins de dix mots, elle avait indiqué à cet homme qu’elle pensait encore à lui et qu’elle n’était plus Madame M. C’était osé, comme démarche. À peine eut-elle envoyé son message qu’elle se demanda si elle avait bien agi. Puis elle se dit qu’elle aurait désiré recevoir ce signe de vie la première, tout en sachant bien que cela était tout à fait impossible puisqu’elle avait changé de nom depuis leur dernière rencontre, dix ans auparavant.

Parfois, dans son jardin, elle se demandait si elle le reverrait un jour. Elle se persuadait que c’était inévitable, qu’il surgirait à pied un matin alors qu’elle serait occupée à cueillir une salade encore emperlée de rosée. Elle aurait de la terre sur les doigts et c’est justement cette terre sur ses doigts qu’il verrait en premier parce qu’il aimait les choses simples et vraies.

Ce n’était pas pour parler du passé qu’elle désirait le revoir. Ce moment de leur vie, elle voulait le maintenir dans l’ombre. Il avait rejoint l’image d’un enfant qu’elle n’avait pas eu la force d’accueillir et tous les habituels fantômes qui hantent la vie de tant d’êtres humains. Leurs traces étaient là, mais figées dans un immobilisme total, comme pour les maintenir à distance. Lucie considérait son mutisme quant à son passé comme la condition sine qua non à sa survie. Pourtant, il arrivait parfois qu’avant de s’endormir, se produise un phénomène qu’elle redoutait. Elle se sentait aspirée par un anneau d’où surgissaient des questions insidieuses, des remarques tendancieuses et des sous-entendus sournois à propos de tous ces épisodes de sa vie. Elle restait prise en otage dans une sorte de tribunal où elle tenait tous les rôles pendant de longues minutes qui lui semblaient autant d’heures interminables. Elle ne pouvait se sauver de cet enfer qu’au prix d’un effort surhumain, faisant la lumière dans sa chambre pour se saouler de lecture jusqu’à en piquer du nez.

Lucie s’imaginait qu’au moment d’emplir ses poumons de leur dernière bouffée d’oxygène, il lui serait donné d’embrasser d’un seul coup d’œil non pas sa vie passée, qu’elle connaissait déjà, mais toutes celles qu’elle aurait pu vivre si elle avait pris telle décision à tel moment. Ses insomnies avaient la forme de ce labyrinthe exponentiel, et c’est perdue dans des enchevêtrements de regrets qu’elle se sentait vieillir, s’écorchant aux taillis de ces allées qu’elle n’avait pas osé emprunter et qui, à vol d’oiseau, ressemblaient à la Voie royale.

Elle n’en voulait aujourd’hui plus qu’à elle-même, haïssant sa soumission, son manque de courage et de panache. Elle était pourtant consciente de ses qualités et, loin de la soulager, toutes ses capacités inexploitées lui faisaient l’effet d’un horrible gâchis dont elle ne se sentait pas la force de rendre compte au seuil de la mort. Car pour Lucie l’ultime épreuve du Jugement dernier était une réalité dont elle ne doutait à aucun instant. Mais elle l’interprétait d’une façon littérale et finalement singulière : celui qui ne trouverait pas son nom inscrit dans le Livre de Vie serait jeté dans l’étang de feu, celui de la seconde mort dont on ne revient jamais. Le texte indiquait bien que trouver son nom dans le Livre de Vie incombait à chacun, autrement dit vivre sa vie et être capable d’en répondre de la valeur restait pour elle l’ultime épreuve.

De bons choix, elle en avait tout de même fait, se disait-elle. Mais c’étaient des choix négatifs : ne plus supporter ceci, ne plus permettre cela, en finir avec… Pourtant, aujourd’hui, elle avait agi. Elle avait retrouvé celui qu’elle cherchait et elle lui avait écrit. Comme par un fait exprès, c’était un vendredi soir et elle savait qu’elle n’aurait pas de réponse avant au moins lundi midi, si toutefois il y avait une réponse…

Le lendemain soir, elle consulta son courrier électronique peu avant 22 heures, au cas où. Mais sa boîte à lettres ne contenait que son horoscope du jour, qu’il était même un peu tard pour consulter. Elle le parcourut distraitement sans se souvenir à la fin de sa lecture de la teneur des prévisions du jour. Son biorythme indiquait un potentiel physique de 11%, mental de 2 et affectif de 15. Ces courbes de malade lui semblèrent illustrer pertinemment ce qu’elle ressentait en cet instant précis. Elle supportait difficilement qu’un de ses semblables lui fît remarquer qu’elle avait l’air très fatigué, le cerveau mou et quasiment aucune sensibilité. Mais ces données statistiques dépersonnalisées et qui ne s’adressaient qu’à elle, native du 8 avril 1966, lui plaisaient par leur froideur et leur étonnante justesse, du moins aujourd’hui… La machine n’avait en effet aucun avantage à essayer de lui faire comprendre qu’elle vieillissait et s’enlaidissait, contrairement à tous ces êtres mal pensants qui avaient parfois l’outrecuidance d’exprimer tout haut leurs impressions sur elle – par pure amitié, cela va sans dire.

Lors, donc, que Lucie eut fini de se distraire de la déception de n’avoir pas encore reçu de réponse, elle eut la certitude que son appel allait rester sans écho et elle se vit seule dans son jardin avec sa salade coupée, tout emperlée de rosée, qu’elle tenait dans ses doigts brunis de terre. Elle en vint même à regretter de s’être manifestée avec autant d’impudeur. A-t-on le droit de déranger l’homme auquel on a renoncé, celui que l’on croyait pourtant aimer de toute son âme, a-t-on le droit de briser dix ans de silence et de refaire surface en écrivant un stupide petit message qui avait toutes les apparences d’un grotesque appel du pied, le tout comme si de rien n’était. Une fois de plus, elle avait agi avant de réfléchir et se retrouvait singulièrement piégée. Car en fait, que voulait-elle de lui ? Pouvoir lui écrire ? Certainement. Le rencontrer à nouveau ? Pas sûr. La scène de l’apparition dans le jardin était l‘un des nombreux mirages qui transfiguraient la vie de Lucie. Elle avait conscience de se jouer le rôle de la fée Kipeutou, mais les apparitions qu’elle faisait naître étaient la source de dialogues extraordinaires et c’était le moyen le plus sûr qu’elle avait trouvé pour se couper du monde. Combien d’histoires d’amour n’avait-elle pas vécues ainsi, espérant que la Providence aurait la capacité de faire aussi bien, voire mieux, qu’elle ? Et la Providence existait bel et bien dans la vie de Lucie car, sans elle, comment expliquer la beauté du cadeau d’avoir connu cet homme ?

Si rencontre il y avait à nouveau, Lucie voulait que cela ressemblât à quelque chose de gai, un air de commémoration légère d’un naufrage par d’heureux rescapés. Surtout qu’ils rient sans cynisme, et qu’ils finissent par se dire que rien ne fut si grave puisque la vie avait continué pour eux deux et que de nouveaux horizons s’étaient heureusement ouverts pour l’un comme pour l’autre. Enfin, elle voulait lui dire qu’il faisait partie de ces hommes qu’elle aimerait jusqu’au bout d’elle-même et pour toujours, avec toutefois le danger qu’il se méprenne sur la teneur de cette déclaration d’amour éternelle. C’était ça, finalement, le cœur du problème. Lucie n’attendait pas l’issue de cette recherche pour être heureuse ou malheureuse dans son jardin ou dans sa vie. Il y avait pourtant cette épine fossilisée dans son pied, dont la présence familière et discrète restait supportable. Aujourd’hui, elle voulait faire de cet homme non pas un personnage de souvenirs, le fantôme de ses regrets, mais elle souhaitait qu’il prît une part active dans sa vie. De l’ancien amant, elle voulait se faire un véritable ami. Elle se rappela que l’une des premières personnes qu’elle rencontra après sa rupture portait le même prénom que lui et qu’elle l’aimait maintenant comme un frère.

J’ai manqué de courage, se répétait Lucie, je n’ai pas osé résister à la pression familiale et vivre ma vie, et voilà que je veux me faire croire que ce n’est pas grave. Quelle lâcheté… Peut-être qu’il est encore très en colère.

Elle eut envie d’un nouveau verre de vin et d’une cigarette. Pour le vin, c’était possible, mais comme elle ne fumait plus depuis belle lurette et que sa maison ne contenait plus rien qui s’apparentât à une cigarette, elle décida d’aller se coucher et de poursuivre la relecture de la trilogie newyorkaise de Paul Auster dont la première semblait elle aussi se terminer en queue de poisson.

Dimanche soir 21 heures, toujours rien évidemment. Des nouvelles de son horoscope. Votre humeur : vous allez recevoir de bonnes nouvelles. Allez donc voir dans votre boîte aux lettres, sans appréhension. Vos amours : l’intensité de vos émotions vous fait penser même malgré vous que cela ne peut pas être réciproque. Vous n’êtes pas dans le vrai. Regardez les faits et pas seulement vos impressions vagues. Votre travail : vos collaborateurs vous empêchent de vous concentrer. Le travail en solitaire est favorisé. Vitalité : un problème hépatique peut troubler votre forme qui est excellente malgré tout. Un petit régime vous y aiderait. Biorythme du jour : Physique 19%, mental 3, affectif 16.

Lucie lut et relut ce miraculeux horoscope qui semblait n’avoir été écrit que pour elle. Le détail hépatique la troubla étrangement, elle qui avait un peu abusé de vin rouge la nuit précédente afin de trouver le sommeil. Pour ce qui était de ses collaborateurs, évidemment qu’ils l’empêchaient d’œuvrer et seule la solitude lui demeurait propice. Et alors, l’histoire de la boîte aux lettres et la dissipation des craintes, là alors, elle n’en revenait pas… Elle se retrouvait dans la peau du médecin généraliste de base pratiquant exclusivement l’allopathie pure et dure pour soigner tous ses malades et qui se décide, contre ses convictions, à mettre un jour trois granules d’homéopathie sous sa langue à tout hasard, pour chasser cette maudite migraine qui le tenaille depuis vingt ans et se retrouve soigné en moins de deux minutes. Car l’histoire de l’horoscope quotidien n’était qu’un jeu pour Lucie, pour qui le libre-arbitre et la responsabilité individuelle restaient fondamentaux. Si une semaine avant le fameux vendredi où commence cette histoire elle s’était abonnée gratuitement à un horoscope quotidien envoyé à son adresse électronique, c’était pour être certaine d’avoir toujours un message en ouvrant sa boîte aux lettres. La preuve en était le fait qu’elle lisait son horoscope du jour alors que celui-ci était déjà écoulé.

Elle téléchargea et imprima la Mélodie hongroise de Schubert dont elle maîtrisa plus ou moins bien le thème en une heure. Puis, en guise de yoga, les yeux fermés, elle rejoua pour la millième fois La Forqueray de Jacques Du Phly, se demandant, en brisant l’accord final, quand elle aurait suffisamment d’argent pour s’offrir enfin un clavecin.

Lundi. Votre humeur : votre créativité se renouvelle au travers de vos contacts. N’hésitez pas à lancer les conversations qui vous brûlent la langue. Vos amours : vous aurez la désagréable impression que votre partenaire cherche à gagner en emprise sur vous. Vous vous refusez à entrer dans son jeu, rien ne vous en empêche, au contraire. Votre travail : vous aurez toute latitude pour travailler selon vos méthodes, comme vous l’entendez. Votre vitalité : les somatisations, troubles légers que vous éprouvez prennent leur source dans des frustrations. Il serait bon de les déceler, vous iriez ainsi à la source.

Effectivement, la créativité de Lucie se renouvelait au travers de ses contacts. Et elle se lança donc dans des conversations qui lui brûlaient la langue. Elle écrivit un message à son analyste, qu’elle ne voyait plus depuis cinq ans mais à qui elle écrivait deux à trois fois par an. C’était un homme admirable, qui avait secoué avec une réelle affection le joli cocotier des relations idéales que Lucie rêvait de vivre avec sa famille, avec son homme et avec elle-même. Elle lui écrivit longuement, lui expliquant sa démarche en termes très généraux. C’est-à-dire qu’elle ne lui avoua pas rechercher activement son ancien amour mais lui parla de son désir de dire à tous les hommes qui comptaient pour elle qu’elle les aimait en toute simplicité. Elle lui demanda comment et si une femme peut dire « je t’aime » à un homme sans passer pour une nymphomane, une exaltée ou une folle. Et, en guise de salutation, après l’avoir enjoint de vivre encore très longtemps pour l’aider à concrétiser tous ses projets de création, elle finit par un « je vous embrasse comme je vous aime ». Au moment d’envoyer son message, survint une erreur-système et la poste.net lui présenta ses plus plates excuses. Le message était perdu…

Après quelques jurons, Lucie pensa que c’était peut-être tout aussi bien comme cela, car elle se sentait tout d’un coup penaude. La « penaudité », c’était un sentiment qu’elle connaissait depuis l’enfance. Elle se dévoilait telle qu’elle était avec tout ce théâtre intérieur qui faisait d’ailleurs beaucoup rire les autres et qui semblait les fasciner, et une minute plus tard, elle se sentait horriblement penaude, penaude et honteuse, comme si elle avait montré quelque chose d’indécent.

Elle repensa à sa recherche et à cette entremetteuse qui n’avait peut-être pas bien fait son travail. Elle retourna sur le site de Flymnans et Donertson, essaya sans succès de trouver la liste des collaborateurs de la firme, puis cliqua sur « contact » et laissa un message au service commercial, demandant qu’on lui communique l’adresse email de Monsieur P. Elle espérait s’être rapprochée du but et tourna comme une toupie, tenaillée par la faim et découragée à l’idée de manger. Elle qui se nourrissait de légumes frais accompagnés de savoureuses viandes presque chaque jour, elle se laissait aller. Elle mangea rapidement le contenu d’une grande boîte de cœurs de palmiers et ne tarda pas à avoir mal au cœur. Elle se mit au lit avec une tisane digestive qu’elle but en lisant la seconde histoire de la trilogie, celle où il est question d’un écrivain qui engage un détective pour pouvoir rédiger un rapport sur ledit détective.

Mardi. Toujours rien en milieu de journée. Votre humeur : vous serez plus entière que jamais, faites en sorte de rester diplomate malgré tout… Vos amours : vous serez aspiré par les plaisirs d’Eros, ne cherchez pas à museler votre instinct à tout prix, vous auriez des regrets à le faire. Rien ne vous empêche de les vivre, allez au-devant des autres. Travail : votre cordialité sera votre force. C’est le moment de nouer un partenariat, une association. Votre vitalité : une alternance entre le trop et le manque d’action vous épuise en vain. Harmonisez vos coups de collier et vous vous sentirez bien mieux.

Lucie commençait à douter de la pertinence de son messager favori tant son écureuil d’intérieur avait déjà parcouru inlassablement toutes les branches de l’arbre nouvellement planté dans son cerveau sans pouvoir se décider à élire une fourche où se reposer.

Ce jour-là, le téléphone sonna souvent. Incroyable, tous ces amis, et même une proposition de travail ! Le soir, elle reçut la visite d’une amie avec qui elle parla jusqu’au petit matin. Avant de se coucher, elle consulta sa boîte aux lettres où elle découvrit tout chaud son horoscope du jour.

Votre humeur : elle est bonne et suscite la reconnaissance de votre entourage. Grand ciel bleu en vue et loisirs en perspective. Vos amours : la transformation intérieure qui s’accomplit en vous depuis environ deux ans fait surgir en vous des besoins d’évasion qui peuvent vous éloigner de votre partenaire. Votre travail : vous ne tiendrez pas en place. Profitez de cette énergie pour les tâches les plus rébarbatives. Votre vitalité : un manque de vigilance vous indique qu’il est temps de vous consacrer davantage à vous-même. La fatigue nerveuse se fait sentir.

Avant de s’écrouler, elle eut l’idée de consulter un annuaire téléphonique londonien puisqu’elle avait noté un fragment d’adresse dans cette ville à la fin d’un article scientifique. Devant la multitude des choix qui apparut lorsqu’elle eut rentré Sutton dans le nom du quartier, elle se sentit découragée, puis, cliqua à tout hasard sur le premier. Et l’adresse et le numéro de téléphone s’affichèrent… Cherrytree Lane 69, 020 908 6562. Elle essaya de voir qui d’autre habitait à cette adresse mais ne reçut aucune information. Google earth lui offrit un panorama du quartier, où l’on apercevait des cordons de maisons toutes semblables avec jardinet à l’arrière des habitations. Il était bien trop tard pour composer le numéro et elle redoutait de commettre un impair. Elle se décida donc à écrire, prit du papier et son porte-plume à encre et, enfin couchée dans son lit, elle composa sa missive, cherchant ses mots dans une langue qu’elle ne pratiquait plus depuis si longtemps.

Dear Lazlo,

After many tries to find where you live on this earth, I think I found you. Life can be short, and I do not want to end mine, even if I am in very good health, without knowing how you are doing.

I live happily in a farm not in Africa but in France, in the middle of nowhere. My existence is shared in raising my four girls (6, 4 and twins of 2 years old) with their father Igor, writing, playing the piano, gardening and renovating the house. Julien and Pierre left to join their father in San Francisco four years ago and I see them only three times a year, which is very difficult for me. And then what ? would you answer. And then, even if I have many friends I can count on, one is missing and I was wondering if he would like to build a new relationship with me. My email address is lucie.foulques@laposte.net.

I hope to hear about you soon. Friendly. Lucie.

Plus de trois semaines passèrent. Lucie consultait son courriel furtivement, sans avoir l’air de s’y intéresser. Noël et le Nouvel-an en famille avaient fait d’elle une fourmi passée sous une division de Panzers. Anne appelait cela la tyrannie du bonheur. Retour à la maison. Promesse que l’on ne l’y reprendrait plus. Apparemment, le cocotier n’avait pas encore été assez secoué.

L’air était humide et plutôt doux. Au jardin, la doucette avait résisté au gel et le mesclun semé à la fin de l’été renaissait bravement, encore tout ourlé de misérables feuilles qui avaient cru que la douceur durerait toujours. Tant d’héroïsme et de persévérance dans un petit cœur de salade, et tant de désarroi dans celui de Lucie… Jusqu’à quand laisserait-elle son père lui broyer le sien ?

En ouvrant le site de la poste elle lut : « Les ex-détenus dangereux resteront enfermés. Les députés ont approuvé dans la nuit de mercredi à jeudi le texte sur la rétention de sûreté des criminels jugés dangereux après expiration de leur peine ». Donc, on ne s’en sort jamais et on reste avec le même cocotier sur les bras et les mêmes noix de coco qui vous tombent sur la figure, pensa Lucie prête à se sentir au diapason des bribes d’univers qui se décidaient à entrer chez elle.

Votre humeur : vous avez besoin de vous réfugier dans vos rêves, mais le temps manque. C’est une journée pleine de contradictions. Vos amours : les problèmes soulevés peuvent être grandement allégés pour peu que vous ayez l’audace de vous simplifier la vie au quotidien. Ce que l’on vous reproche n’est rien d’autre qu’une mauvaise gestion de votre temps, en définitive. Votre travail : vous allez vous lancer dans un travail ardu. Cela soulage votre conscience positivement. Votre vitalité : les idées fusent ; vous êtes tenté d’agir. Trop prématurément et sans doser vos forces au préalable. Tempérez-vous.

Il est donc urgent de ne rien faire, pensa Lucie, urgent de ne plus espérer, ou alors plus positivement urgent de désespérer sans désespoir. Lazlo n’avait pas répondu. Enfin une histoire qui se terminait véridiquement, enfin une histoire qui se terminait mal. Son père, à qui elle avait envoyé virtuellement ce genre de message pendant vingt ans lui avait répondu qu’il ne voyait pas de quel message elle parlait. Enfin une histoire qui se terminait véridiquement, enfin une histoire qui se terminait mal et pourvu qu’elle fût enfin terminée.

Lucie pencha sa tête sur la droite et se vit émergeant de l’écran de son ordinateur. Elle avait les yeux enfoncés, les traits marqués. Elle se regarda, incrédule et crispée. Puis elle sourit et trouva qu’elle ressemblait vraiment à une belette.

Robinsone ou le Bonheur

À ma montre : 16h17. La trotteuse trotte encore. Ce petit lingot frappé des clés d’une grande banque suisse mangée depuis par la restructuration, ce petit rectangle ultra plat a comme moi résisté au crash. Oh, la belle qualité des objets de luxe et des êtres d’exception fabriqués dans mon pays… Sachant que j’ai quitté Genève à 8h12 heure locale en partance pour l’Ile de Cantamoré, dans l’océan Panamorique, que le soleil est maintenant presque au zénith, où diable me trouvé-je ? Je paie à retardement des années d’ignorance et de désintérêt pour la géographie, quoique… Il y a longtemps que j’aspire à la solitude d’une île déserte, loin de mes semblables et voilà que le jour de mes trente et un ans, je me fais parachuter dans l’eau tiède, toute proche d’un rivage hospitalier, que demander de mieux ? Pourvu que l’île soit véritablement déserte, exempte d’humains comme de serpents, et que j’y trouverai, comme le Robinson de Tournier, un ananas à croquer.

Ce crash m’a laissée de marbre. Alors que l’avion se décrochait des nuages, j’ai senti près de moi une ombre, le frôlement d’une paire d’ailes. Je n’ai même pas eu envie de vomir comme au creux des montagnes russes de mon enfance. Au contraire. Je flottais en apesanteur. Je suppose qu’il a dû s’élever une grande clameur alentour : on n’est jamais si véhément que lorsqu’on plaide pour ne pas mourir. Pourquoi moi ? Non, pas déjà !

Mon baladeur m’isolait de cette cacophonie et m’offrait la Belle Hélène de Jacques Offenbach dans l’interprétation mythique de Jessie Norman. Le chœur entonnait le final « pars pour Cythère » lorsque mes oreilles se remplirent d’écume et que ma langue en sentit la forte salinité.

Personne. Pas âme qui vive, pas âme qui meure. Se pourrait-il que les autres passagers aient tous déjà rejoint le ciel, sans moi ?

Le dos hérissé d’arbres d’un dinosaure rocheux émerge des flots, et voilà que je nage, que je nage sans fatigue, sans peur de la pieuvre ou du requin-marteau. Quel bonheur ! Ça, comme cadeau d’anniversaire ; une île pour moi toute seule ! Mes pieds se posent comme frileusement, puis mes orteils pianotent avec agilité dans le sable fin. Ce n’est même pas une victoire, c’est un logique aboutissement. Je suis née sous une bonne étoile et ma chance me sidère toujours. En regardant cette belle montre en or qui fonctionne encore, je sens monter en moi un cri de joie et de gratitude, voilà que ça continue, que je suis bénie des dieux qui m’accordent ce que je n’aurais jamais osé espérer. Pourvu que les secours ne s’aventurent jamais jusqu’ici et qu’il y existe suffisamment d’îles pour les éventuels rescapés de ce que les journaux doivent bien appeler maintenant, une catastrophe.

Je ne regrette encore personne, et personne ne m’accompagnait dans ce voyage. À l’époque, je ne me connaissais plus aucun amant et j’ai assez longtemps souffert de l’indifférence de mes parents à mon égard pour me réjouir de n’avoir plus rien à espérer d’eux. Des amis ? Je n’ai jamais rencontré d’être humain digne de ce qualificatif. Je n’eus affaire la plupart du temps qu’à des hystériques jaloux dont la seule préoccupation était de me précipiter dans leur chute à moins que ce ne fussent des monomaniaques paranoïdes en mal d’auditoire. Ma seule déception sur ce rivage était peut-être de ne pouvoir avertir mon analyste de la réalisation d’un projet qu’il pensait utopique, lui qui m’avait constamment dissuadée d’entrer au monastère pour soigner ma misanthropie. Le monde a besoin de vous, me disait-il. Et moi, avais-je besoin du monde ?

L’inventaire de ce qui me restait de mon ancienne vie est vite dressé. J’avais perdu mes mocassins en chevreau, mais il me restait la robe de soie jaune impérial que j’arborais au matin de cette bienheureuse journée et puis aussi cette fameuse montre-bracelet. Mes longs cheveux mouillés et les vêtements entortillés à mon corps devaient me donner l’allure d’une nymphette de film érotico-porno et cette sensation de féminité purement narcissique me combla d’aise. À ce moment, j’eus la certitude d’être seule au monde et je sentis les carcans et les tabous s’envoler, exploser les corsets et les baleines de soutien-gorge des douze générations de femmes qui m’avaient précédée. La liste de mes possessions s’arrête là. Elle n’a rien d’essentiel, puisque de la montre qui me relie à ma vie passée, je n’ai que faire. Mais cette longue robe me protègera pour un temps du soleil accablant à cette heure de la journée. Je me glisse à l’ombre des arbres. La fatigue et l’émotion écrasent mes paupières, et je m’endors.

Un gloussement hilare me réveille en sursaut. À un jet de pierre, une sorte de gros dindon fait le pied de grue, l’air goguenard. Ma montre. D’après la position du soleil, trois bonnes heures ont dû passer, ce que me confirme la petite aiguille qui sonne le rassemblement des Helvètes autour du souper. Souper, dîner ou déjeuner, qu’importe, j’ai faim. Et qui dit dindon dit dinde, et pourquoi pas œuf ? Il n’y a donc plus qu’à suivre ce volatile caustique il est vrai, mais qui a le mérite de ne pas se faire prier pour trottiner, le cou en avant. Une brise légère s’est levée. Et les palmiers d’agiter avec flegme leurs ramures pour me saluer... Des arbres d’une extraordinaire variété se côtoient et un fin tapis herbeux fait petit à petit place au sable doré dont l’apparence et la texture me rappellent une polenta mouture extra-fine. Certains troncs sont graciles, à l’écorce aussi délicate qu’une pelure d’oignon, d’autres, plus costauds et trapus tiennent davantage du cornichon malossol. Mon empire pour un bocal de mixed pickles.

À mon arrivée sur l’île, je n’avais perçu aucun bruit, le ressac mis à part. C’était l’heure de la sieste et j’avais respecté bien malgré moi cette tradition, joignant mon sommeil à la torpeur générale. Au son de la trompette du dindon, tous les oiseaux des alentours se remirent à caqueter, à chanter ou à siffler. Je n’en voyais aucun, mais leur musique m’assurait que j’étais sur une terre bénie, un paradis dont le créateur avait pensé à l’essentiel : la beauté et la musique. Ainsi le chant d’un invisible chœur, dominé de sifflements stridents, s’étoffait-il de gazouillis soutenus de longs récitatifs. Je voulus croire entendre un cantique en l’honneur de la chevrette gracile que je me sentais devenir.

Mon guide continuait de longer l’orée de la forêt, comme s’il sentait ma résistance à m’enfoncer tout de suite dans le mystère de cette épaisse forêt. Je lui parle et l’encourage afin qu’il me conduise auprès de ses congénères femelles et il a l’air si pressé et si sûr de son fait que je le suis. La foi aveugle dans l’instinct de nos amis les bêtes est source de bonheur pour qui la possède, car c’est à ce moment précis qu’apparut une hutte, une vraie cabane abritée par un énorme figuier. Ses parois étaient faites de troncs de saules pleureurs fichés au sol et qui avaient repris racines depuis la construction. Des troncs sortaient des branches jaunes qu’on avait entrelacées plutôt que tressées au fur et à mesure de leur croissance. Je sus la cahute abandonnée depuis une ou deux saisons au moins, car de jeunes pousses vigoureuses attendaient de rejoindre les brins de cet extraordinaire métier à tisser en devenir. Le toit était formé de la réunion des branchages et une longue perche faisait office de faîte.

M’approchant de l’arbre, je mangeai donc du fruit du figuier, Eve abandonnée sur mon île, privée d’avance de la tentation de partager ce plaisir abondamment offert. Et je me mis à pleurer à chaudes larmes, croquant ces belles testicules juteuses et satinées qui se transformaient en vulve lorsque j’en avais dévoré la moitié. Je sentais que ma survie dépendrait de ma capacité à devenir figue, homme et femme à la fois, un tout en deux moitiés réunies pour une victoire ou mieux, pour une renaissance. Eaux salées de bonheur et de terreur, eaux amères puis douces, ces larmes furent tout cela.

Tu la voulais, ton île déserte, et bien tu l’as. Ton monastère sans mère supérieure, ta société sans beaufs, sans tondeuse à gazon et souffleuse à feuilles mortes, ton jambon beurre sans sel nitrité, ton bonheur sans tache, tout cela est à toi. Oui, sauf que lorsqu’on vous demande ce que vous emporteriez sur votre île déserte, même si ce n’est qu’un livre, c’en est un ; même si ce n’est que « Vienne, Strauss et la valse », c’est tout de même un disque ; du pain, c’est toujours un aliment ; un amant, c’est encore un être humain. Car rendons-nous à l’évidence, il ne me reste même plus ce roman acheté à la hâte à l’aéroport, mon baladeur et Jessie Norman, ma biscotte sous cellophane ou mon voisin qui d’ailleurs m’était illustrement inconnu.


Bien sûr, je m’en suis réjouie, je continue de m’en féliciter, mais tout de même, une bibliothèque soigneusement choisie, une discothèque judicieusement fournie, une armoire frigorifique garnie de mets fins, un lit tendu de satin accueillant, un amant tantrique aussi initié que beau et intelligent, tout cela sous ces tropiques eût été bien venu… À l’impossible, même un ange gardien n’est, semble-t-il, plus tenu.

Me voici donc debout devant cette porte en joncs tressés. Et voilà que je parle, que je salue, demande s’il y a quelqu’un, avec le ton juste et embarrassé à point de l'acteur observé par un objectif invisible et toute une salle qui se tortille de rire en arrière-fond. Pour être honnête, je sais bien qu’il n’y a personne à l’intérieur, ceci n’est qu’un vieux reste de mon enfance où je jouais à amuser la galerie. J’ai voulu une île absolument déserte, je l’ai, et comme je suis nulle en travaux manuels et qu’il est hors de question que je dorme à la belle étoile, moi qui ai une sainte horreur des serpents et des êtres rampants, il était normal qu’une cabane s’y trouvât. La seule inconnue, au fond, est le degré de confort et de propreté qui règneront à l’intérieur. Et je dois dire que jusqu’ici, il n’y a pas lieu de se plaindre. Même mon guide avait un certain panache. Bon, il va falloir se décider, le jour baisse. Peut-être que tout compte fait, dormir sur le rivage ne comporte aucun risque majeur. Bon, il y a les marées… Oui, mais peut-être qu’à l’intérieur, sur une étagère, m’attend un chandelier à sept branches paré comme il se doit et que voilà oh surprise un briquet juste à côté, une boîte de raviolis Héro, un ouvre-boîte et un butagaz… Allez, j’ouvre.

Je n’entends plus les oiseaux. C’est peut-être ce vrombissement dans mes oreilles, comme juste après la piqûre du dentiste. Je respire avec le ventre, je sens bien mon hara, je révise mes quelques notions de boxe française.

Mine de rien, la porte est ouverte maintenant. Elle a cédé facilement. La lumière frappe le sol d’un quartier tranchant sans rencontrer de spectacle insoutenable ou d’aspérité douteuse. Je continue de parler à voix haute pour signaler ma présence et me tenir compagnie. Anglais, allemand, tout mon vocabulaire y passe. Rien, nothing, nichts. Ou plutôt si, beaucoup de choses, mais rien qui justifie un dressement de cheveux.. Je vole vers le volet amarré solidement de l’intérieur avec deux lianes nouées, et tout l’espace est enfin baigné de la douce lumière du couchant. Aucun crâne, tibia, dentier oublié. Pas non plus la moindre trace de ravioli Héro ou de réchaud, mais il semble que la peur m’ait rassasiée. Voilà le lit : une paillasse recouvertes d’un drap de lin, posée sur une sorte de sommier fait de quatre piquets reliés entre eux par autant de planches de bois et un réseau de lanières de cuir tendues. En face, une étagère remplie d’objets hétéroclites. Des livres, oh, bonheur, des livres , des livres…en caractères cyrilliques. Quel sens de l’humour cet ange-gardien ! Pas de dictionnaire bilingue, je suppose. Des décorations militaires, c’est vrai qu’ici, ça peut toujours servir ! Un homme, donc ! Et qui me dit qu’il ne reviendra pas ? Des cigarettes. Un samovar, pourquoi pas ? Un poignard au manche assez finement ciselé, je dois dire. Une bouteille entière de ce que je devine ou présume être de la vodka. Des bretelles bleues et rouges toutes fatiguées. Trois boutons de manchettes en imitation or et ivoire. Une boîte de conserve, très plate et au diamètre relativement important. Des sardines, je pense. Je la retourne dans tous les sens non pas pour savoir si elle est encore comestible, mais pour déterminer la date de fabrication de cet objet, témoin indéniable de civilisation. Je n’y vois rien, malgré ma vue perçante qui m’a toujours privée du privilège gotainairien d’être une femme à lunettes. Occupée que j’étais à fouiner dans les affaires de ce soldat inconnu de l’armée blanche, j’en ai oublié le déclin inéluctable du jour. Je suppose que c’est trop demander que de recevoir illico une lune pleine. Que faire ? Fermer porte et fenêtre et se retrouver dans le noir complet, guettant le moindre bruit de bête féroce et redoutant le retour hypothétique du guerrier ? Ou alors se lover près du figuier, tétanisée par l’appréhension de sentir les anneaux du boa constrictor se resserrer en une ultime étreinte autour de mon corps ? Il devait bien s’éclairer la nuit, ce sacré russkoff, pour lire ses récits héroïques avant de se retourner sur sa paillasse et de ronfler jusqu’au matin ? J’écarquille les pupilles, je cherche à tâtons une lampe à gaz, à huile, à graisse de yack, ou un bout de chandelle, quand soudain je me frappe le front. Le samovar, peut-être que c’en est un qui fonctionne avec de l’alcool. Mais non, patate, un samovar, ça ne marche évidemment pas avec de l’alcool. Et d’ailleurs, je n’ai pas trouvé d’allumettes, ni de briquet, ni de silex. Seigneur, cette nuit va être cauchemardesque. Et dire que je pourrais être à l’hôtel Impérial à cette heure, sirotant un cocktail exotique, moulée dans ma robe fuschia décolletée devant et dans le dos, agréablement émoustillée par l’éventualité d’une amourette de vacances avec un jeune homme bien sous tous rapports. On aurait au moins pu me laisser profiter de mes vacances et me parachuter ici sur le chemin du retour avec un nécessaire de survie ! Et pourquoi mes parents ne m’ont-ils jamais inscrite aux scouts au lieu de m’imposer treize ans de leçons de piano ? Ah je les reconnais bien. Et cet idiot de troufion, quel égoïste, quel inconscient. Un homme, un vrai, un macho. Je déteste le monde entier, la nuit, les insectes, tous les animaux d’ailleurs. Et qui va s’occuper de mon chat maintenant ? Bon, il faut fermer la porte et la fenêtre. Non, d’abord secouer le drap. Demain je jure que je ferai ma première lessive. Il y avait une bouteille de vodka quelque part sur l’étagère, non ? Elle me va tout de même très bien cette robe en soie jaune impérial. La capsule se dévisse presque facilement. Oui, c’est de la vodka. Je vais renouer la liane de la canisse et pousser le lit derrière la porte. Faudrait pas trop en boire, en laisser pour demain. Et si j’avais besoin d’aller aux toilettes pendant la nuit. Vaut mieux y aller tout de suite. Purée, j’ai peur.

La petite eau me fit du bien. Beaucoup de bien, parce que j’en bus beaucoup. Je fis promettre à mon ange gardien de me montrer dès le lendemain la cachette de réserves de vodka et de chandelles. Je ne pus m’endormir que lorsqu’il me l’eut juré solennellement, ce qu’il fit, si mes souvenirs demeurent exacts, après la dixième rasade.

La place des bus, un samedi après l’école. J’ai faim. J’attends la chenille jaune et rouge qui doit me ramener dans mon village natal, à quarante-cinq minutes de la ville. Je déteste prendre le bus, les lacets m’entortillent le cœur et j’ai toujours un moment d’appréhension avant de monter dans cet engin qui me torture avec cette régularité implacable de pendule. Je regarde la grande horloge. Midi. Encore quinze minutes de patience, car en plus, il faut attendre pour souffrir… La ville est humide et sale et je vais rejoindre un paysage encore encotonné de pureté neigeuse… les miens aussi. Tournant la tête sur la gauche, je vois surgir deux garçons bouchers en grands tabliers rouge ponceau, un long couteau à la main. Devant eux marche, paisible, un grand taureau comme écorché et qui pourtant se tient encore sur ses sabots. L’animal est donc suivi plutôt que poursuivi par ses bourreaux qui s’apprêtent à l’achever, sans précipitation, sûrs de leur fait. Le taureau sanguinolent se dirige droit sur moi. Je reçois son haleine ferrugineuse en plein visage. Puis l’animal incline sa tête et laisse couler un long filet de sang sur ma nuque. Le liquide chaud et épais se répand le long de mon épine dorsale et j’en ressens un plaisir intense, impossible à dissimuler à mes congénères interloqués. Je me sens remplie de honte d’avoir été l’élue de ce taureau puissant qui déverse en moi son énergie vitale.

Je ne sais pas ce qui me surprit le plus, ce rêve ou le sentiment de le poursuivre les yeux ouverts. Le soleil est tout proche. Il doit encore être sous la mer. Les oiseaux l’appellent. J’ouvre le volet et je jubile. Seule, enfin seule, je suis enfin seule. J’apprendrai à ne rien faire, à ne pas m’affairer, à me satisfaire de ce que mon ange mettra sur mes pas. Plus de discussions entre amis intelligents, plus d’eau dans mon vin ni de vains mots, de brassage de banalités. Plus de pensées et d'actes d'auto-justification. Comme je n'existe plus pour personne, j'ai enfin le droit d'exister pour moi seule. Plus de parents, d'amis ou d'enfants à trahir pour pouvoir enfin exister, seule, et seule à me savoir seule.

Une nouvelle vie, sans passé, sans racines, sans entraves. La nature, le silence, le Tout. MERCI, Dieu !

Pendant les trois premiers jours, ma seule ambition fut de m’endormir sans peur. Pour arriver à cette fin, il fallut que chaque jour j’aille plus loin dans l’exploration de mon île. Je lui aurais bien donné le nom de Speranza, mais voilà, je n’espérais rien à part être tranquille. Donc, mon île resta mon île. Disons pour faire court que je la trouvais enchanteresse : sources d’eau claire et poissonneuse, marmites de mousse verte pour naïades, vergers exotiques abondants, volatiles aux œufs goûteux, épinards sauvages à foison. Peu d’insectes, papillons oranges et violets mis à part, aucun mammifère, pas encore de reptile en vue. J’avais chaussé mes pieds de sortes de raquettes assez schématiques et couvert ma tête de feuilles entrecroisées en chapeau d’infortune. Je faisais ma popotte dans les casseroles du précédent locataire de la hutte, peut-être même son constructeur, ayant trouvé dans une petite boîte de fer blanc une loupe pour allumer le feu.

Le temps passait et ma petite existence commençait à se régler comme du papier à musique. Cependant, malgré tout ce bonheur dont je me claironnais à moi-même continuellement l’étendue, les portées de sa mélodie se noircissaient chaque jour de nouveaux bémols. Et de fait, tous les jours, alors que je mangeais dans la vaisselle de Monsieur X, je pensais à lui. Allait-il revenir et mettre fin à ma quiétude ? Puis, je pensais à lui en tant qu’homme, et de lui, j’en arrivais à faire défiler la galerie de tous ceux qui avaient croisé mon existence. Puis, ce fut le tour des femmes, et encore des hommes avec les femmes. Leurs manières, leur sans-gêne, leur arrogance, tout en eux m’exaspérait. Je distillai tant et si bien ma colère contre la race humaine tout entière que finalement la présence d’une malheureuse batterie de cuisine, ce dernier attachement avec mon humanité, empoisonna totalement mon existence. Quitter la cabane, repartir de zéro, voilà ce que j’ambitionnais de faire. Mais la peur de dormir sans abri, l’unique peur du serpent fantôme m’empêchait de réaliser ce projet. Je commençai par m’interdire de faire cuire mes aliments en prévision de ma vraie vie de femme néolithique, ma vie de femme tout cru. Ce qui m’était le plus difficile, c’était de renoncer au plaisir du thé. J’avais en effet découvert que les feuilles séchées d’un buisson produisaient des tisanes absolument extraordinaires tant par leur goût que par le réconfort qu’elles m’apportaient. Un soir, cédant à deux jours de privation, je rallumai le samovar puis me délectai de ce breuvage en compagnie du feu rituel allumé tout près de ma hutte. C’est alors que le vent se leva de la mer. Quelques étincelles volèrent du foyer avec allégresse, puis ce furent des myriades d’étoiles rouges qui s’entortillèrent comme une chevelure de sorcière pour s’accrocher au faîte du toit et lécher d’un seul coup de langue écarlate la hutte tout entière, m’inondant au passage. Je perdis tout ce soir-là.

Au lieu de me rouler dans le sable pour éteindre la torche vivante que j’étais devenue, je courus en hurlant jusqu’à la mer et le feu eut le temps de consumer les derniers restes de ma robe de soie safran et une bonne partie de ma crinière. L’eau éteignit le feu, mais le sel reprit le flambeau et continua de cuire mes chairs. Je me crus folle, je ne savais plus que déchirer ma gorge à hurler comme une bête découpée vive. À la lueur du grand incendie qui produisait des craquements sinistres et s’étendait maintenant au figuier et menaçait les arbres de proximité, je me dirigeai vers ma salle de bain grandeur nature et passai toute cette nuit allongée dans l’eau à sangloter et à appeler ma maman.

La nature a ceci d’extraordinaire qu’elle est totalement dépourvue d’état d’âme. Ainsi, le lendemain matin, le soleil brillait-il, égal à lui-même, alors que quelques troncs se consumaient encore avec lenteur. Des cordons de fumée montaient droit dans le ciel. J’en comptai sept. Ils étaient autant de gigantesques bâtons d’encens qui sacralisaient mon île d’une senteur résineuse très chargée. Cette odeur accentua mon état d’épuisement. C’est alors que je repensai au frôlement d’ailes dans l’avion. Je pris soudain conscience que j’avais été exaucée dans tous mes vœux, y compris dans celui de trouver de la lecture sur mon île. J’aurais pu me mettre à déchiffrer le russe comme une nouvelle pierre de Rosette, mais j’avais dédaigneusement négligé cette possibilité. J’avais passé mon temps à chanter, tout d’abord pour masquer ma peur, puis en m’enivrant du son de ma propre voix. Je chantais toutes les chansons qui me venaient à l’esprit. J’avais mangé chaque jour à ma faim, bu de l’eau claire en abondance. Le pain et le vin me manquaient cependant. Et pourtant, je ne me sentais pas libérée de mon passé, de la civilisation, qui m’avaient marquée au fer rouge. Frôlement d’ailes, c’étaient elles qui avaient fait se lever le vent et tourbillonner les étincelles de mon foyer. Non pas pour me punir, mais pour réaliser la tabula rasa, celle qui était tantôt bravade, tantôt bravoure. La peau de mes mains cloquait déjà, et la douleur était si présente dans tout mon corps que j’avais la sensation de me résumer à elle. Je regardai alors mon existence passée comme un bonheur dont je n’aurais pas su jouir et qui s’était enfui à jamais.

Je recueillis quelques braises et tentai de les ranimer. Mon existence semblait dès cet instant matérialisée par ces cendres rougeoyantes et je réalisai que ma survie dépendrait de l’attention que je porterais à entretenir cette flamme. Le figuier était mort et avec lui l’utopie de l’hermaphrodisme ou de l’autarcie. J’étais plus que jamais la vestale dévouée à ce feu dont les caprices pouvaient m’anéantir. C’est pourtant à ce moment-là que toute volonté de lutter ou de survivre me quitta. Comme à mon premier jour sur le rivage, je sentis mes paupières se refermer.

Je fais peau neuve. Ou plus exactement, quelqu’un m’aide à enfiler un justaucorps. Je commence seulement à me sentir étroitement vêtue d’opulence et de douceur quand soudain une sonnerie retentit, une de ces méchantes sonneries sans âme, une sonnerie de fonctionnaire du contrôle des habitants qui me glace les sangs. Qui peut vouloir forcer mon intimité, moi qui n’attends personne ? Encore Elle qui fait irruption chez moi sans crier gare, arpentant ma maison, la bouche inquisitrice : où sont les cadeaux que je t’ai offerts ? Ou alors Elle qui inspecte mon intérieur pour y trouver des toiles d’araignée. Peut-être encore le ramoneur ou le monsieur du compteur électrique. Il faut que je jette un sort sur ma maison pour la rendre invisible aux vampires. L’autre est un violeur pour celui qui ne sait rien dissimuler, rien cacher de lui-même.

Le silence qui suit le coup de sonnette est très lourd. On y sent l’attente impatiente du sonneur-minotaure venu réclamer son dû. Pugnace, il sonne à nouveau. J’ouvre un œil. C’est encore le dindon. Toujours sa tête d’ivrogne et son assurance détestable.

Non, il n’y a personne ici. Non, toi, je ne veux ni te voir ni t’entendre, non, vraiment, tu es un être haïssable, va te faire voir ailleurs, charogne, il n’y a plus rien à manger ici, va-t-en avant que je te tue. Et d’ailleurs, je vais te tuer.

Là, une pierre. Le dindon flaire le danger. Il s’enfuit, et voilà que je le poursuis, à pas mesurés, je sais que je vais le tuer, mais après tout, rien ne presse. Voilà tellement de temps qu’il me harcèle que moi aussi je vais bien le faire patienter un peu.

Nous avons marché longtemps. Au début, je l’insultais à voix basse, puis, comme tout cela avait l’air de le laisser totalement indifférent, je me suis mise à crier, toujours plus fort. Il a accéléré la cadence. Moi aussi. Parfois, n’y tenant plus, je saisissais des morceaux de bois et les jetais dans sa direction. Il semblait avoir des yeux dans le dos car il les esquivait tous. Je le traitais non pas de tous les noms d’oiseaux, mais de tous les prénoms maudits de ma vie civilisée qui continuaient de me vampiriser. Je gardais ma pierre pour l’estocade finale. L’hideux volatile lançait parfois de petits cris stridents mais il n’en continuait pas moins sa marche. Il ne fuyait pas, il marchait rapidement et c’était encore lui qui menait le train. La colère m’aveuglait de larmes et de ma gorge sortaient des sons affreux. C’en était assez, il fallait qu’il meure. Je stoppai net. Il le sentit et revint sur ses pas, comme pour me narguer une suprême fois. J’attendis qu’il soit suffisamment proche, je visai et lançai la pierre de toutes mes forces. Le dindon fit un écart et le projectile s’abattit mollement sur une touffe de mousse.

-Quel acharnement ! Et que vous a fait ce coquin de Léonard ?

-Léonard ? Justement, c’était le prénom de mon voisin. Votre Léonard comme le mien est suffisant et arrogant, je vais le manger.

- Je vous déconseille de vous attaquer à Léonard, je pressens qu’il est filandreux. Mais permettez-moi de vous proposer une omelette aux épinards sauvages. Victor Exquis, enchanté. Voudrez-vous auparavant vous rafraîchir et passer une chemise? Suivez-moi. Après le repas, nous nous occuperons de vous soigner, mais ces brûlures me semblent bénignes bien que certainement fort douloureuses, j’en conviens.

-Qu’est-ce que vous faites sur mon île ?

-Justement, j’apprends à ne rien faire. Et vous, que faites-vous sur votre île ?

-Je n’ai pas choisi d’y être.

-Ah bon ! Mais vous venez de me dire que ceci était votre île.

-Et alors ?

-Alors vous voilà donc prisonnière d’une existence que vous n’avez pas choisie ?

-Non, c’est pas vrai ! Tonton Freud ici ?

-Pardonnez-moi, à supposer qu'il faille me définir en la matière, je me dirais plutôt jungien.

-Et qui psychanalysez-vous à part moi, sur cette île ? Léonard ?

-Quel brillant esprit déductif, cela est tout à fait exact. Mais avant que nous ne poursuivions cet échange palpitant, mangeons ! Une omelette se mange chaude et baveuse, sinon, autant commander une pizza à la buvette de la Marinara. Passez donc cette indigne chemise !

-La buvette de la Marinara ? Qu’est-ce que vous racontez ?

-Une blague.

-Qui d’autre habite cette île ?

-Cette île ! intéressant, elle ne vous appartient donc plus ! À part vous et moi, à ma connaissance, personne, si l’on excepte Léonard et ses congénères femelles, évidemment.

-Mais comment pouvez-vous en être si sûr ?

-Je ne suis sûr de rien. Comment trouvez-vous ce festin ?

-Délicieux.

-C’est tout ?

-Délicieux, vraiment délicieux.

-Alors, que vous est-il arrivé ?

-Ma hutte a pris feu.

-Votre hutte ?

-Oui, ma hutte.

-Dommage ! Que reste-t-il du samovar ?

-Comment pouvais-je savoir que je logeais chez vous puisque cette cabane était inhabitée quand je suis arrivée ?

-Ne vous excusez pas, ce que vous avez fait était parfaitement légitime. Vous voyant occuper les lieux, je n’ai pas osé vous déranger.

-Ah bon, vous saviez que j’étais là et vous n’avez même pas bougé le petit doigt pour m’aider.

-Je vous l’ai dit, je suis venu ici pour apprendre à ne rien faire, à ne plus sauver les autres et j’ai bien l’intention d’être un bon élève.

-Et qui est votre maître ?

-Dieu.

-C’est fort de café, tout de même. Je croyais qu’Il enseignait plutôt l’amour du prochain, non ?

-Oh, je me délecte, vraiment cette rencontre m’est presque insupportable.

Victor avala une bouchée d’omelette, l’apprécia avec volupté puis reprit :

-De quel pensionnat sortez-vous, Mademoiselle ? Le Créateur m’a recommandé de m’occuper de moi-même, mais sans doute m’a-t-Il jugé moins digne que vous de sauver le monde.

-Vous me donnez la nausée.

-Il serait dommage de ne pas profiter de toutes les qualités nutritives de cette omelette.

-Monsieur… monsieur comment déjà ?

-Exquis, Victor Exquis.

-Monsieur Exquis, je m’en voudrais de troubler plus longtemps la béatitude de votre existence. J’hésite à vous remercier de votre inhospitalité, et comme je n’ai plus rien à me mettre sur le dos excepté votre chemise, je me sens en droit de la garder et de vous tirer ma révérence. Adieu.

-Pas si vite, chère Mademoiselle. Mademoiselle comment, d’ailleurs ?

-Judith, Judith Bonnefoi.

-Judith Bonnefoi… très antinomique, comme combinaison…

-Ah oui, et pourquoi donc ?

-Mais n’est-ce pas Judith la rusée, la redoutable qui en toute bonne foi coupa la tête de ce malheureux Holopherne ?

-Vous oubliez un détail, monsieur Exquis.

-Dites-moi.

-Pourquoi lui a-t-elle tranché la tête ?

-Pour sauver son peuple ! Vous voyez, décidément, vous voilà désignée à retrousser vos manches et ce n’est assurément pas sur cette île déserte que vous accomplirez le programme choisi pour vous par votre maman !

-Si vous croyez me retenir en mettant ma mère sur le tapis, alors là, c’est vraiment raté monsieur le jungien. Il y a bien longtemps que j’ai appris à gérer mes relations avec mon passé et que j’agis en adulte responsable.

-Je vous félicite. Tout me porte à croire en effet que vous êtes parfaitement heureuse et épanouie. Vous avez raison lorsque vous affirmez que je tente de vous retenir. En fait, je ne tente pas de vous retenir, je vous ordonne de rester.

-Pardon ? Mais nous sommes en plein délire monsieur Exquis. Il est hors de question que je vous supporte une minute de plus.

-Pardonnez-moi à votre tour d’avoir à vous le dire, mais s’il ne tenait qu’à moi seul, je vous verrais partir avec un soupir de soulagement. Cependant, notre rencontre ici et en ce lieu est la preuve que nous devons accomplir ensemble un bout de chemin puisque le hasard n’existe pas. Par ailleurs, vous avez peur des serpents et ces charmantes créatures finissent inévitablement par engloutir les êtres qui les craignent. Je me propose donc de vous instruire sur l’art de les charmer.

-Comment savez-vous que j’ai peur des serpents ?

-Mon intuition… un cadeau de ma grand-mère russe, en plus évidemment de feu le samovar.

-Vous commencez presque à m’amuser.

-Je le sais, et si vous étiez moins orgueilleuse vous admettriez que je vous passionne carrément.

-Reprenez-vous Monsieur Exquis, vous prenez vos désirs pour des réalités.

-Chère mademoiselle Bonnefoi, à Versailles, Louis XIV disait : l’Etat, c’est moi. Sur cette île, Victor Exquis, c’est moi et si je ne vous ai pas sauté dessus alors que vous m’apparûtes nue comme un ver à soie à peine sorti de son cocon, c’est uniquement pour vous laisser le loisir de me supplier de vous prendre le plus sauvagement possible, ce que vous n’avez jamais voulu demander à aucun homme étant donné que vous êtes bouffie d’orgueil et bardée de principes. Bien que privé de femelle depuis quelque temps, je ne vous cache pas mon impatience, mais je saurai attendre votre heure. Naturellement, je me mets à votre entière disposition pour satisfaire tout besoin impérieux qui vous monterait des entrailles, vous permettant ainsi de passer outre l’interdit maternel qui disait : « jamais le premier soir » et qui vous empêcha de saisir le véritable sens du mot volupté jusqu’à aujourd’hui.

-Vous n’imaginez tout de même pas que je vais me jeter à la tête du premier hirsute venu.

-Wait and see.

-Charmant ! c’est tout ce que vous trouvez à dire ?

-Je crois que vous avez déjà beaucoup trop parlé. Sur ce, je vous laisse méditer vos dernières paroles. Bien le bonjour, Mademoiselle. Vous reconnaîtrez ma case au casque à cimier accroché sur la porte. C’est tout droit.

-Mais c’est pas vrai, bordel de merde ! Moi qui me croyais enfin débarrassée de gens comme vous !

-Erreur. Vous êtes brillante et votre malheur vient de ce que vous n’avez jamais rencontré d’alter ego. Ce jour est venu. Pourquoi ne pas vous en réjouir en toute simplicité ?

-Cessez vos conneries monsieur Exquis. Je ne suis pas d’humeur à plaisanter, mes blessures me font horriblement mal.

-Où avais-je la tête ? Vos blessures. Venez donc, que je vous passe un peu de pommade.

-Irrésistible.

La case d’Exquis était en fait une véritable maison, construite avec des troncs grossièrement équarris mais très bien appareillés. Je remarquai avec surprise des fenêtres avec du vrai verre à vitre. Je ne sais pas trop pourquoi je n’avais envie de lui poser aucune question sur sa construction, de m’extasier sur la justesse des proportions, la beauté du linteau sculpté de deux dragons entrelacés, la splendeur des tapis qui revêtaient les murs et le sol, la sobriété voluptueuse de l’ensemble qui étaient, il faut le dire, remarquables. Justement, tout était vraiment trop beau, et ça m’en bouchait un coin. Exquis restait muet. Il me tendit un pot de pommade verdâtre et sembla ensuite se désintéresser totalement de mon existence. Je me tartinai généreusement tout en me demandant de quelle tirade je pourrais bien accompagner ma sortie.

-Merci. Au revoir.

Je sortis et repris la direction de ma cabane carbonisée. Léonard m’emboîta le pas et je le laissai faire.

Arrivée sur les lieux du drame, je m’assis pour digérer tous les événements qui s’étaient déroulés depuis mon arrivée sur l’île. J’étais pleine de dépit. Hormis ma survie miraculeuse et mon débarquement triomphal, ma vie depuis le naufrage avait tourné au cauchemar. Rien dans cette existence idyllique n’était vraiment idéal. Et mon soi-disant bonheur était tous les jours entaché. J’avais eu de la peine à m’habituer à cette vie spartiate, et ma frayeur des reptiles m’avait interdit d’explorer la forêt qui s’étendait derrière moi. Vaille que vaille, j’avais subsisté, me sentant abandonnée de mes anges, de mon Dieu même, qu’évidemment je ne priais plus. Ce sentiment d’échec cuisant ne me lâchait pas. J’avais été inadaptée à vivre en société, je l’étais tout autant dans la solitude. Je pris conscience que ma vie durant je m’étais monté de toutes pièces un scénario de rêve et que la confrontation avec la réalité ne m’apportait que tristesse et désillusion. Tout devait être parfait, coller à mes fantasmes, ou alors le monde s’écroulait et moi avec. Mon mal me tenait à la gorge et m’empêchait de courir pour remercier Exquis de sa gentillesse, de me régaler de son sens de l’humour et de lui demander l’hospitalité. Je me sentais hideuse, et mon cœur était révulsé à la vue de tous ces poils noirs qui avaient repoussé sur mes jambes et sous mes aisselles. Qu’Exquis m’eût trouvée désirable relevait quasiment de l’insulte, ou alors de ce désir bestial qui prend les hommes et leur ferait chevaucher n’importe quelle croupe, au besoin en fermant les yeux. Moi qui rêvais de pureté, de blancheur et de beauté, je me sentais l’âme si noire, mon corps dressé contre moi comme mon pire ennemi. J’avais beau me parler avec douceur, du fond de moi montait un cri sauvage de rage et de dépit. Ma méchante part me disait que je ne devais pas être belle à voir, et cela augmentait encore ce rictus qui déformait mon visage, c’est du moims ainsi que je m’imaginais.

Léonard réapparut en véritable petit Hermès. Il portait en effet autour du cou un ruban rouge où était accroché un petit rouleau de papier. J’ai déjà dit combien les dindons m’horripilent à cause de leur jabot pendant tout aviné, mais cette fois je dois bien avouer que celui-ci m’amusa. Il était méfiant, et ne se laissait pas approcher. Avait-il reçu des directives de son maître qui imaginait déjà me faire plier devant son animal avant de me forcer à faire de même devant lui ? Non, là vraiment, Judith, c’est de la paranoïa… Dis bonjour au dindon. Coucou, coucou, viens, mais viens donc crétin ! Je pus saisir le billet in extremis. Léonard me lança un regard noir et s’en fut.

Dîner à 21h30 précises. Robe de soirée souhaitée.

Votre dévoué Victor Exquis.

Un défi, un double même. 21h30, à quelle montre ? Une robe ? Veut que je me déguise en vahiné drapée de feuilles de bananier ou quoi ? Bon. Y’a plus qu’à attendre, comme Cendrillon. Si Léonard revient, je jure que je le plume. Je vais tout de même pas passer l’après-midi à me creuser pour trouver une solution de toute façon grotesque. Je vais tout de même pas marcher dans ce traquenard posé par ce macho qui veut s’offrir une nana en robe de soirée ? Car si j’y vais, sûr qu’il va me retenir pour la nuit. Et il va croire qu’il est mon sauveur et qu’il va me révéler à moi-même, c’est bien ça qu’il a dit, non, ce bougre de prétentieux. Je ne suis pas venue ici pour être servie en pâture à un complexé supérieur qui joue au gentleman. Mais alors pourquoi suis-je ici ? Je n’ai même pas eu le courage de refaire le monde maintenant que je suis loin de lui. Je n’ai eu le courage de rien faire d’autre que de regretter tout ce que je ne suis pas et tout ce que je n’aurai pas. Je crève de voir ce monstre devant moi, mon ego racorni et pourtant aussi énorme et écœurant qu’un foie de canard gavé. Ce doit être cette omelette qui me tape sur la vésicule.

S’il n’y a pas de solution, c’est qu’il n’y a pas de problème disait le sage. Il n’y a donc jamais eu de billet ou d’invitation. Léonard l’a perdu en route. D’ailleurs, le voilà enterré, ce bout de papier, au propre comme au figuré. Je ravivai les braises de la glorieuse cabane sacrifiée. Ma cuisine en plein air avait été épargnée des flammes. C’était déjà ça. J’avais encore quelques heures pour installer une couche. Je la mettrais près du feu, le plus près possible du rivage. Demain, on verrait bien. L’important était de rester centré sur soi, de ne pas désespérer, et de ne plus penser à rien d’autre qu’à la survie. À l’aide d’un couteau de cuisine, je coupai de larges feuilles dont je rapportai plusieurs brassées. Je me préparai un brouet d’épinards sauvages et m’étendis, pleine du désir de sombrer jusqu’au lendemain matin. Pourtant, je sentais mes sens aux aguets. J’épiais le moindre mouvement qui m’indiquerait la venue d’Exquis. Oserait-il me provoquer en m’ordonnant de me joindre à lui ? Ou alors jouerait-il au plus finaud en ne remuant même pas ses fesses. Le plus étrange, c’est que j’avais bien envie qu’il vienne, mais en même temps, je trouvais humiliant de céder à sa demande, surtout après ses projets même pas déguisés de me séduire. En résumé : s’il venait c’était un plouc, s’il ne venait pas, c’était un goujat. Voilà une affaire mal engagée, dirait mon psy. « Mais, vous ne voulez pas essayer l’humour ? » me proposait-il lorsque je lui énumérais tous mes déboires et mes efforts désespérés pour m’en sortir. L’humour, c’est comme l’argent, encore un truc de nanti. Les gens qui ont de l’humour, même de l’humour grinçant, c’est qu’ils ne vont pas si mal qu’ils le disent. Moi, je revendique le droit d’être désespérément malheureuse, sans béquille humoristique. Mais au moins, je suis honnête, moi. Quelle heure peut-il bien être ? Avant ou après 21h30 ? Mais vraiment, il s’est foutu de ma gueule ce mec.

-J’ai pensé qu’une escorte vous ferait plaisir.

Je sursautai car je n’avais discerné aucun bruit ou mouvement suspect.

-Oh, comme c’est dommage, vous vous êtes couchée sur votre robe.

-Oui, j’étais en train de la repasser, justement.

-Ah, quel humour délicieux, ma belle !

-Laissez tomber, l’humour c’est pour les nantis.

-Voyez donc comme vous voilà riche ! Prenez cette main qui se tend vers vous et venez ma mie, dinner is served.

-Mais je ne suis pas prête !

-Inutile de vous repoudrer le nez, Léonard apprécie peu les femmes fardées.

Avais-je le choix ? Je ne voulais pas passer pour une midinette hystérique, alors j’y suis allée.

S’il faut dire la vérité, soit : la lune s’était levée et éclairait nos pas. C’était diablement romantique. A l’entrée de la maison d’Exquis se balançaient quelques lampions. On aurait dit un décor américain pour Out of…

-Au fait, où sommes-nous ? demandai-je tout à trac.

-Devant mon humble demeure.

-Oui, ça je l’ai bien vu. Non, mais où sommes-nous sur la planète ?

-Sommes-nous sûrs d’y être… Peut-être est-ce le paradis.

-Ou l’enfer.

-À vrai dire, je crois qu’il n’y a pas de différence entre les deux. C’est juste la perception que chacun en a qui détermine s’il est en enfer ou au paradis.

-Ah oui ? Dites-moi ça !

-Vous m’embarrassez Judith, car j’ai l’impression d’enfoncer des portes que beaucoup de sages ont ouvertes avant moi. Je les résumerai tous, en les trahissant, j’en ai conscience, par cette boutade : peut-être que tout le monde n’est pas apte au bonheur, et j’irai plus loin : peu de gens le supportent.

-Certes, certes, mais ça ne répond pas à ma question : sur quel minuscule point du globe sommes-nous ?

-À ma connaissance, cette île n’a pas de nom. Elle résiste toujours à ceux qu’on essaie de lui donner. Chacun la nomme comme il l’entend. Pour tout vous dire, je crois même qu’elle ne figure sur aucune carte.

-Bon, mais grosso modo, où sommes-nous ? Entre où et où ?

-Est-ce que je sais. Entre la terre et le ciel. Ça devait vous suffire, non ? Entrez, voulez-vous, je sens que vous devenez nerveuse. Peut-être une légère crise d’hypoglycémie qui se profile. Mais nous allons remédier à cela tout de suite.

-Quand vous dites « on », de qui parlez-vous ?

-Des cartographes, des scientifiques, des verbicrucistes, entre autres rigolos… tenez, chère Judith, goûtez-moi ça.

-Vous ne trouvez pas cela bizarre que nous parlions la même langue ?

-Non, pas le moins du monde.

-Ah bon, vous trouvez ça normal, vous ?

-Dans l’ordre des choses. Tenez, mangez-les pendant qu’ils sont encore chauds.

-Et ça ne vous pèse pas de vivre seul ?

-Mais je ne suis pas seul.

-Non mais, je veux dire, avant que nous nous rencontrions.

-Pardonnez-moi Judith, mais votre arrivée n’a bouleversé en rien mon sens de la solitude. Voilà autre chose de plus onctueux, et de plus intéressant je trouve. Qu’en dites-vous ?

-Ah bon, vous ne vous sentez pas seul. C’est vrai, peut-être avez-vous choisi d’être là. Mais votre chez-vous avant, c'était où et qu'est-ce que vous y faisiez ?

-Ecoutez ma chère Judith, je veux bien admettre que la vue d’un autre humanoïde vous fasse perdre les pédales, mais au point de ne pas prêter attention aux signaux qu’émettent vos papilles, là je trouve cela embarrassant, voire vexant. Vous avez englouti coup sur coup des rillettes aux scrophiles inimitables, des nageoires d’alirèdes confites complètement exquises et une roulade d’épinglet comme je ne l’ai jamais réussie, et tout cela avec l’air impavide d’un mangeur de bâtonnets surgelés. Alors là, je dis non.

Je restai la bouche ouverte, puis la refermai subitement, me rappelant la tirade sans appel de Mary Poppins : Close your mouth my dear, we are not a codfish !

-Pardonnez-moi Monsieur Exquis. Je… c’était délicieux, vraiment délicieux.

-Vous l’avez déjà dit pour l’omelette, trouvez autre chose ! Et puis d’abord, appelez-moi Victor et n’en parlons plus.

Victor emplit nos verres d’un liquide ambré.

-A quoi buvons-nous, ma chère ?

-A la gastronomie, Monsieur Exquis !

-Quelle intuition ! Cul sec, c’est la coutume.

Ce truc était abominablement fort et il pénétra dans tous mes capillaires à la vitesse de l'éclair. C’était à la fois foudroyant et léger, en tout cas pas un torpilleur de langue et d’œsophage, mais plutôt un déboulonneur musculaire. J’attrapai mon menton avec mes deux mains et essayai, mais en vain, de l’empêcher de pendouiller bêtement, because I was definitely not a codfish. Mais voilà que mes mains retombèrent le long de mon corps. Puis ce fut le tour de mes paupières de s’affaisser. Assise sur mon banc, je ne sentais plus que mon épine dorsale et rien d’autre. Si, pourtant, il y avait bien quelque chose d’autre que je sentais monter en moi. C’était si puissant que le mot orgasme vint évidemment à mon esprit, mais en même temps, ce n’était pas tout à fait cela. C’était beaucoup plus joyeux, l’euphorie à l’état pur, une sensation que je n’avais jamais connue. Je riais à gorge déployée, j’explosais littéralement de rire à travers toutes mes côtes qui se dilataient pour laisser sortir une vague venue du sternum, et tout cela sans même savoir pourquoi. Il m’était impossible de voir Exquis, mes yeux ne voulant pas s’ouvrir. Mais qu’importait Victor, je montais et descendais le long de ma substantifique moelle pour tourbillonner ensuite autour de mes cordes vocales qui me révélaient des tessitures insoupçonnées.

Combien de temps ris-je, je l’ignore. Toute la nuit, me dit Victor. Je dus être aussi mauvais public que j’avais été piètre goûteuse et c’est avec un vague sentiment de honte que je me réveillai le lendemain matin. Personne autour de moi. J’étais couchée dans le lit de Victor, sans ma chemise. Je voulus me lever pour la remettre. Impossible. Je n’étais qu’un tas de courbatures. Je cherchai Victor du regard, mais ne le vis nulle part et aucun son ne sortit de ma bouche lorsque je voulus l’appeler. Tout cela devenait très embarrassant parce que j’avais une envie plus que pressante de faire mon pipi matinal. Heureusement, Exquis parut enfin dans l’embrasure de la porte, l’air frais et dispos. Voyant mon air chaviré et angoissé, il m’aida à me lever. Je mimai tant bien que mal un mouvement de brasse et il me conduisit dans la mer où je pus mêler incognito mon ondée aux flots marins. Ma séance de thalasso s’éternisa parce que mon hôte m’avait à nouveau plantée là, ce qui était tout de même délicat. Comme Eve, son trognon de pomme à peine terminé, je sentais tout l’embarras de ma nudité, d’autant qu’il ne faisait aucun doute que mon maître comme le Tout Puissant allait revenir me demander des comptes sur mes drôles de façons.

L’eau tiède me faisait du bien. Mimant la respiration du yogin détendu, je ventilai du sternum et je sentis mes douleurs s’estomper. Les sensations incroyables de la veille me revinrent en mémoire et je résolus d’interroger Victor sur le contenu de la potion. Il était étonnant d’ailleurs qu’il n’ait pas ri comme moi. S’était-il déjà tellement payé de crises que son élixir ne lui faisait plus rien ? Contre toute attente, je pus regagner la maison seule, passer ma chemise et me coucher à nouveau sur le lit. Je me sentais comme une souris fraîchement installée dans une raffinerie de betteraves sucrières. Elle qui avait connu la rudesse du sol, la voilà superbement installée dans une boîte d’allumettes entrouverte et toute capitonnée d’ouate. En nouvelle venue, elle donne de rapides coups d’œil à droite et à gauche et tout ce qu’elle voit la ravit. C’est beau, c’est chaud, enfin un endroit sûr où se reposer. Et la souris comblée d’aise se rendort, ses deux petites dents de devant à l’air. Elle rêve déjà à tout ce qu’elle va grignoter à son réveil.

-Alors… heureuse ?

Victor s’était assis au bord du lit et me regardait, l’air grivois. Pour toute réponse, il ne reçut qu’un regard inquiet.

-Seriez-vous devenue muette depuis hier soir ?

La question n’était pas sotte. Et se la poser équivalait à répondre par l’affirmative. Pouvais-je encore parler ? Et pourquoi plus ? Bon, allez, je ne suis plus une souris. Mince alors, ça ne marche pas.

-C’est curieux, voilà un effet secondaire de l’élixir que je n’avais jamais observé. Ne vous inquiétez pas, de toute façon je pense que ce mutisme n’est que passager. Peut-être advient-il justement pour me protéger du feu de toutes vos questions. J’ai cru déceler dans votre cervelle la présence du plus hyperactif des hamsters tourneurs qu’il m’ait été donné de rencontrer. Je n’ai pas de conseil à vous donner, mais je crois qu’il faudrait le mettre à la retraite pour bons et loyaux services dès cet instant. Car si vous devez être privée de parole pendant un certain temps, pour ne pas dire un temps certain, l’activité du hamster pourrait vous ronger de l’intérieur, voire vous pousser à des actes de violence que vous pourriez regretter par la suite. Il est par ailleurs entendu depuis des millénaires que le hamster tue la femme, lui rétrécit les lèvres, les fendille verticalement à petits coups de lancettes et creuse des plis d’amertume là où les anges avaient déposé leur index pour donner à ses joues l’empreinte d’une fossette.

Je vous prie donc de revenir vous nicher à l’intérieur de vos prunelles et de me parler avec vos yeux. Sans être un maître-chanteur, je puis vous assurer que toute belle activité vocale passe par l’expression des yeux. Ils envoient des signaux de détente à votre ceinture abdominale, et voilà que vous vous remettez à respirer comme un nouveau-né, ceci déclenche tout aussi naturellement un sourire béat de vos reins qui ont déjà communiqué leur bien-être à votre sexe lequel se prépare à accueillir son aimant opposé dans les plus brefs délais. Tenez, hier soir, j’ai eu l’impression que vous étiez une adepte du lancer de regards ravageurs, mais, c’est bien connu, le rire inextinguible d’une femme la protège de tout danger, j’allais dire de tout secours, dans votre cas. Ne prenez pas cet air outré, ma chère, cela ne vous sied pas. Répétez en votre for intérieur cette sentence plurimillénaire : sois heureuse et souris.

Justement, avant que Victor Exquis ne commence à me saouler de ses fantaisies de buveur d’élixir, je me sentais une souris heureuse. Je lui lançai donc un regard énigmatique et malicieux, lui signifiant que je me comprenais et refermai les paupières : rideau.

Au matin du deuxième jour, je me réveillai à l’aube. Exquis dormait à ma droite. Je n’avais pas senti sa présence, j’avais eu l’impression de dormir seule, de tout mon saoul, sans aucune inquiétude. En fait, à aucun instant je n’avais craint que mon hôte n’abuse de son pouvoir et ne se jette sur moi pour réclamer la dîme de son hospitalité. Il était allongé près de moi, ce presque étranger, et je me mis à l’observer pleine de curiosité. Une chose me sidéra : il souriait. Je crus un moment qu’il se moquait de mon petit examen, mais non, il dormait vraiment, sa respiration régulière semblait l’indiquer. J’avais lu dans la comtesse de Ségur que Madeleine, après avoir dit ses prières, s’endormait en souriant aux anges. Elle était si bonne cette petite fille modèle. J’essayais bien de m’endormir moi aussi avec le sourire de Madeleine, après avoir dit mes prières, mais je ne me souviens pas qu’il me soit resté toute une nuit, ou qu’un rêve l’eût ressuscité sur mes lèvres au petit matin.

Le sourire de Victor était désarmant. Un sourire de béatitude, le rire aux anges des nourrissons, épanouissait ce visage où venait se planter un nez proéminent et camus. Ses paupières suivaient l’arc aigu de ses sourcils. Il portait des cheveux assez longs, tout bruns, comme sa barbe dont le caractère hirsute contrastait avec la sérénité de son visage. Je lui trouvai des mâchoires de cheval et le menton sacrément volontaire. A mesure que je l’étudiais, je me sentais troublée. C’était peut-être son odeur, quelque chose de fort, comme un distillat de cannelle, de curry et de fromage de chèvre frais, entre la noisette et le lait. Je ne bougeais pas d’un pouce, mais mes yeux parcouraient avec une agilité de chimpanzé ce dandy sauvage au repos. J’avais dû exagérer car le dormeur se retourna alors vers moi.

-Il semblerait que le petit hamster soit déjà en train de se dégourdir les papattes… Bonjour Judith, bien dormi ?

Sans entrouvrir les paupières, il m’entoura de son bras et déposa dans mon cou une pluie de petits baisers.

-Dites-moi bonjour, voulez-vous ?

-Bonjour.

-Ça alors, mais elle parle de nouveau, la petite sirène.

-Oui, tiens, c’est vrai.

-Il me semble que votre voix est plus basse. Vous progressez à pas de géant, ma chère. Venez, qu’on vous félicite.

Victor me hissa sur lui et se mit à caresser mes cheveux en riant.

-Comme vous voilà sérieuse, soudain. Redressez-vous, que je puisse encore vous admirer.

J’avais l’impression d’être une jument à la foire aux bestiaux. Et j’étais certaine que mon acheteur potentiel notait un à un tous les défauts qui lui feraient passer son chemin. La sentence ne tomba pas, du moins pas comme je l’attendais, mais sous la forme de Victor lui-même qui avait opéré un renversement volte-face. Il avait les babines retroussées et l’œil flamboyant de désir.

-Judith, je veux te connaître murmura-t-il avant de me mordre l’oreille, douleur exquise qui me transporta dans un état presque second.

-Mais, et les préservatifs…

Victor me regarda, incrédule.

-Pour quoi faire ? Je ne véhicule aucune maladie vénérienne et toi non plus, que je sache.

-Et si je tombais enceinte…

-Je serais là pour te relever de couches. Et de toute façon, ce n’est pas prévu pour tout de suite.

-Pardon ?

-On m’a prédit que je serais père à trente-sept ans, et je n’en ai que trente-cinq. Il nous reste donc un peu de temps pour batifoler.

Il avait dit cela d’un ton absolument naturel, sans emphase, comme il aurait dit « il va faire beau aujourd’hui ». Effectivement, il allait faire beau aujourd’hui, comme hier et probablement comme demain. Exquis s’était remis à l’œuvre, plein d’une fougue joyeuse, prenant mon attitude perplexe pour le début d’une victoire.

-Oui, mais, à moi, on ne m’a rien prédit, alors, permettez que je sois un peu moins confiante que vous !

-Eh bien justement, non, je ne permets pas. Faire passer des craintes bassement matérielles et infondées avant un acte de foi, non, ça vraiment, je ne vois pas où cela nous mènera.

-Non, mais j’ai vraiment l’impression d’avoir affaire à un illuminé.

-Et moi à une dresseuse de hamster.

-Laissez tomber mon hamster, ça commence à devenir fatigant.

-Tu me prends les mots de la bouche. Judith, arrête donc de t’énerver comme ça et laisse-nous voyager en pleine mer, ma douce, ma divine, mon enivrance.

L’exploration continuait le long de mon épine dorsale que Victor grignotait avec délices. Il fouragea ensuite furieusement dans la jungle de mes aisselles, et ça, ce fut tout simplement insupportable.

-Mais d’abord, on ne se connaît même pas. Pardon, Monsieur l’extra-lucide, je ne vous connais même pas. Je sais que vous aimez parler, mais pas répondre à mes questions, je sais aussi que vous cuisinez bien, que vous fabriquez un élixir à fou-rire, je trouve que vous avez bon goût, que vous avez un talent particulier pour parler aux dindons, mais à part ça, c’est tout. Comment et quand êtes-vous arrivé ici, d’où êtes-vous originaire, êtes-vous marié, avez-vous des enfants, enfin, toutes ces choses qui font un être humain, nous n’en avons jamais parlé. Et tout ce qu’il y avait dans la cabane : autant d’objets, autant de questions !

-Ju… dites-moi tu, on se comprendra mieux. Tu es venue ici pour oublier le monde. Moi aussi. Si je te parle de mon passé, tu me parleras du tien et tout y passera : papa, maman, frères et sœurs et tout l’arbre généalogique. Viendra ensuite la liste exhaustive de nos petites et grandes frustrations. Puis, nous parlerons politique, écologie, nous nous écœurerons des scandales de l’histoire et de la bêtise humaine, et qu’y aurons-nous gagné : la certitude d’être au-dessus de tout cela ? Pour nous en convaincre, nous retoucherons quotidiennement ce tableau funeste comme de bons radoteurs, à quoi bon ? En vérité, je te le dis, Judith Bonnefoi, je suis ici pour vivre une expérience bien plus palpitante. Je suis mon propre rat de laboratoire et j’observe et examine avec passion la mutation qui s’opère en moi depuis que je me suis débranché. La hutte qui t’a servi d’abri contenait ce dont je voulais me défaire. En y mettant le feu, tu as accompli pour moi une grande chose. Tu m’as libéré de tout ce passé dont je ne parlerai plus. Je te demande, Judith, de nous épargner le récit du tien, et même d'éviter d’y penser. En un mot, je te propose d’affamer ton hamster, de les faire imploser, lui et sa cage, et surtout de t’habituer à la disparition de ton animal domestique préféré.

-J'entends Jung se retourner dans sa tombe… Et, considérez-vous que vous êtes le produit abouti de ce programme ambitieux, Môssieu Victor Exquis ?

-Je suis apparemment plus heureux que toi, Judith.

Victor se leva, à ma grande surprise, fit le tour du lit, puis s’assit à nouveau tout près de moi et me planta un de ces regards qui font frémir les rongeurs.

-La vérité c’est que tu es orgueilleuse, Bonnefoi, orgueillieusissime. Tu veux être si parfaite, et tu dépenses toute ton énergie pour l’être. Regarde-toi foncer dans le mur, regarde-toi passer totalement à côté de toi-même. Et ne crois pas que je sois en train de te juger, bougre de patate. Ce cynisme que tu prends pour de l’humour, c’est une arme d’auto-destruction que tu as mise au point et qui fonctionne pile poil. Ton pire ennemi, ce n’est pas le monde, ou moi, ton pire ennemi, c’est ton pote le hamster que tu nourris consciencieusement et qui, en échange, te fait des pirouettes sophistiquées qui t’hypnotisent autant qu’elles te font souffrir. Et puis, merde, vraiment, on parle trop ici, et quand je dis on, je devrais dire je.

Cette fois-ci, il est bel et bien parti. Et moi, je suis restée là, couchée, rabouillée, déprimée, malheureuse, triste, l’envie de pleurer. J’avais raté le moment où l’on peut penser puis graver dans sa tête l’épitaphe du bonheur à relire pour le faire reluire à volonté : « Victor Exquis faisait l’amour comme il cuisinait : avec plaisir, bonheur et délectation, avec aussi une ferveur qui me faisait douter de sa conscience d’être avec moi. Je veux dire par là qu’il m’aima tant, si lentement et fougueusement que je ne pouvais croire que tout cela m’était destiné, à moi. Je ne pris aucune initiative et subis toutes les siennes. Je me laissai désirer sans chercher à l’épater. »

Puis, je me ressaisis, et dans ce que j’appelais un éclair de lucidité teinté de colère froide je me mis à réfléchir plus posément à ce que je venais d’entendre. L’orgueil. Est-ce que je suis orgueilleuse ? Non ! Je n’appellerais pas ça comme ça. Est-ce parce que j’aime que les choses soient bien faites, parfaitement ordonnées, que je suis orgueilleuse ? Je ne compte pas ma peine pour arriver à ce résultat et je paie le juste prix pour tout ce que j’obtiens, alors ça n’engage que moi ! Je ne demande rien à personne ; ma satisfaction, je l’obtiens par mon travail et ma peine, et si tout le monde en faisait autant, tout irait bien mieux ! Je suis en constante recherche pour parvenir à cet idéal et pour m’améliorer. Où est le mal ? La tirade de Victor Exquis était uniquement motivée par son dépit de mâle incapable d’essuyer un refus. Et d’ailleurs, l’orgueilleux, c’est celui qui le dit qui l’est, non ? Quant au sempiternel hamster, son cheval de bataille, j’attends le moment où il me dira : « le hamster, c’est celui qui fait se taire l’âme ! ». Mince alors, elle est bonne celle-là ! Il ne faut surtout pas que je lui en parle, parce qu’il va de nouveau digresser et délirer et se gargariser et s’écouter parler et se trouver aussi génialissime qu’il me trouve orgueuillieusissime.

Je me sentais l’œil courroucé, le front plissé, les mâchoires serrées, les lèvres pincées avec au creux du ventre le vague écœurement du buveur de café qui ne supporte pas ce noir breuvage. Depuis combien de temps étais-je couchée dans ce lit à ruminer, à polir mes arguments, à me rassurer, je ne peux le dire. Mais c’est quand la pression monta toujours plus forte sur mon plexus que je compris que je venais de gaver ma bête. Et pour la première fois de ma vie, je me sentis habitée, habitée par un monstre, une pieuvre tentaculaire qui s’agitait et m’étreignait d’un baiser visqueux. En un éclair, je revis Le Cauchemar de mon compatriote le peintre Füssli. Au centre de la toile, une femme couchée, comme morte, le bras gauche pendant jusqu’au sol. Sur le plateau de son pelvis, un gnôme a pris place. Il fixe le voyeur de cette scène avec un œil complice, l’engageant ainsi à participer à ce viol psychologique alors qu’une tête de cheval noir aux yeux fous surgit à l’arrière-plan. Qui était mon gnôme ? Victor ? Peut-être bien ! Depuis notre rencontre, il n’avait eu de cesse de tenter de me déstabiliser en m’imposant ses vues, ses délires et ses actes de foi. En plus, il avait essayé de me séduire. Et le cheval, c’était mon âme qui se débattait pour s’enfuir. Le brillant Exquis n’aurait certainement pas vu les choses de cette manière. Je l’entendais prendre cet air inspiré et dire de sa voix onctueuse : ce tableau est un autoportrait. Chacun de nous est cette femme endormie dépossédé d’elle-même par… son hamster, et le cheval obscur c’est bien évidemment son âme, devenue noire à partir du moment où elle s’est livrée corps et âme à la puissance de cet animal. Mais tu as raison de penser que le cheval représente aussi la solution, parce qu’il est possibilité d’évasion. Tu vois, Judith, chevauchant cet être psychopompe, tu peux te libérer de ton démon et franchir la première étape alchimique : l’œuvre au noir.

Je restai pantoise. Evidemment, bien sûr, Victor avait raison ! C’était ça, la clé du tableau ! Comment ça, Victor ? Mais c’est moi qui ai eu cette idée géniale, moi toute seule ! Sans l’avoir rencontré, j’aurais pu y penser ! Quoique… peut-être pas. Non, mais, c’est pas vrai ! Je suis morte de jalousie ! Je le hais, et du coup je me déteste de le haïr et surtout de ne pas avoir eu toutes ces bonnes idées auparavant. Pouvais-je sincèrement espérer aimer Victor Exquis si j’en étais jalouse ? Mais, l’amour ne commence-t-il pas par l’admiration qu’on éprouve pour l’autre et l’envie de lui ressembler pour lui plaire qui en découle ? Oui, mais voulant correspondre à l’idéal projeté de l’autre, ne se perd-on pas soi-même en chemin et ne finit-on pas par reprocher à l’autre cette transformation qu’on a mis tant d’acharnement à opérer sans qu’il nous demande rien d’ailleurs ? Pffff, c’est louourd, trop fatiguant tout ça. Où est-il le bouton, que je me débranche ?

J’étais sur le point de me rendormir, assommée par toutes ces complications cliniques, lorsque Victor fit bruyamment irruption dans la pièce.

-Debout, Judith ! J’ai besoin de toi.

-Ah oui ? Qu’est-ce qui se passe ?

-D’abord une chemise et viens, tu verras bien !

-Quelque chose de grave ?

-Si on veut.

Dehors, le temps était splendide, comme à l’accoutumée. Il ne devait pas être loin de midi car le soleil approchait de son zénith. Je suivis Exquis qui s’enfonçait dans la forêt, prenant bien soin de mettre mes pas dans les siens. J’étais vaguement inquiète de m’éloigner du refuge et je n’osais pas poser davantage de questions. Soudain, Victor s’effaça devant moi et désigna d’un geste un peu théâtral une modeste construction.

-Voilà.

-Voilà quoi ?

-Ta nouvelle cabane ! Je me suis dis qu’en femme libérée, tu tenais à ton indépendance, et j’ai bâti de mes pauvres mains cette humble demeure afin que tu puisses jouir pleinement de ta chère liberté.

-En somme, tu me chasses ?

-Non, je crois seulement respecter ton désir car la vie avec moi te semble impossible. Je me trompe ? Par ailleurs, je pense que le fait d’aménager toi-même ton nouvel intérieur te sera extrêmement profitable.

-Toujours ce magnifique sens de la métaphore ! Mais c’est un piège, une menace ou quoi ? Ce sont des excuses que tu cherches ? Tu veux que j’admette avoir été totalement insupportable et odieuse avec toi et que je te supplie de me permettre de demeurer chez mon maître, que je t’assure que tu peux disposer de mon corps selon ton bon plaisir ?

-N’essaie pas d’être plus insultante que tu l’as été jusqu’ici, je pourrais mal le prendre.

-Victor, j’ai peur de vivre dans la forêt, et d’abord, tu ne m’as même pas demandé mon avis sur le principe de cette cabane et sur son emplacement. Je suis mise devant le fait accompli, et pour moi c’est encore pire que d’être parachutée sur cette île. Jusqu’à l’incendie, je subissais la loi du destin, maintenant je subis la tienne. Et puis, tu as dit toi-même que nous nous sommes rencontrés pour partager des choses importantes.

-Comme tu as une excellente mémoire, tu te rappelles aussi que je n’envisage de déployer aucune énergie pour t’en convaincre. J’attendrai que tu viennes à moi de ton plein gré.

-Comment veux-tu que je vienne à toi si tu m’exiles au fond de cette forêt ?

-Qui a dit que je te forçais à vivre ici ? Je te donne la possibilité de profiter à nouveau de la solitude, celle-là même que tu semblais rechercher avant la destruction de ton repère. Cette cabane mérite encore quelques aménagements pour que tu t’y sentes chez toi et je pense, même si tu t’en gausses, que le soin que tu prendras à te l’approprier traduira l’attention que tu seras capable de te porter à toi-même.

-Dis donc, l’ami, je t’aimais mieux quand tu oubliais de te prendre au sérieux. La salomite aiguë ça ne t’arrange pas, crois-moi ! Et, à ce que je sache, je ne me suis pas inscrite à un week-end de développement personnel ! Tu veux que je déguerpisse, c’est ton droit ! Pas la peine d’essayer de me faire avaler tes discours alambiqués qui ressemblent à de grosses couleuvres pour me le dire. Je t’ai connu plus direct, et plus courageux.

-Ca recommence, la princesse sur son petit pois !

-Ca continue, le chevalier sur son grand perchoir !

-Judith, je te propose une trève parce que je nous sens proche de nous étriper à coups de machette, ce qui nous ferait immédiatement repartir à la case départ sans toucher les 20000.

-Je ne supporte pas les lamas joueurs de Monopoly.

-Allez, quoi, ce n’était qu’une façon de parler. Princesse, acceptez-vous la trêve ? Je vous avais promis lors de notre première rencontre de vous apprendre à charmer les serpents et je sens que toute l’angoisse qui vous tenaille à l’idée de vous installer au cœur de la forêt tient à ce que vous ne connaissez rien à l’art de leur parler. Tout d’abord, expliquez-moi d’où vous vient cette peur panique.

-Un serpent, ça rampe, ça n’a pas de pattes.

-Les poissons non plus n’en ont pas.

-Les poissons nagent dans l’eau, une anguille m’effraie moins qu’une vipère. Ramper me semble une acte contre nature. Frotter son ventre contre la terre pour avancer, quelle misérable condition !

-Au contraire, quel programme érotique ! En plus, son corps tout entier est en contact avec les énergies du sous-sol que pompent tous les sages avec leur bâton de guide.

-Le serpent est un animal à sang froid.

-Il a donc besoin de la chaleur d’une pierre gorgée de soleil pour survivre.

-Il est sournois et surgit toujours lorsque l’on s’y attend le moins.

-Pourquoi croyez-vous donc qu’il symbolise l’intelligence dans toutes les sociétés archaïques ?

-Victor, tu m’énerves. J’ai peur des serpents. Point. Mes amies branchouilles se sont déjà moqué de moi, disant que c’était la peur du phallus et patati et patalère. Et bien, ça n’a rien changé du tout.

-Si tu en rencontrais un, de serpent, que ferais-tu ?

-Ça dépend.

-De quoi ?

-Si je m’attends à en voir un ou plusieurs, je peux me préparer. Tiens, j’ai même accompagné des amis au vivarium de Berlin. En fait, ça m’a rendu complètement malade. Je devais traverser un couloir tout noir et de chaque côté se trouvaient des vitrines illuminées et contenant ces affreux reptiles. Au début, je m’approchais pour voir, écarquillant les yeux pour trouver où se cachaient ces sales bêtes. Et tout d’un coup, je les apercevais, traîtreusement camouflées par des feuilles du même vert criard qu’elles. L’horreur ! Le couloir était aussi long que l’anaconda sur lequel nous avons fini par tomber. Je me souviens aussi avoir vu à la télévision un lapin angora se faire avaler par cette chose monstrueuse qui est pour moi presque une preuve de la non-existence de Dieu, ou alors de la bizzarerie de ses goûts animaliers.

- Bref ! De toute façon, prévenue ou pas de leur présence, tu en as peur.

-Oui. Est-ce qu’il y en a sur cette île ?

-Oui.

-Mince alors, le paradis n’existe pas.

-Je te signale, Judith, qu’il y en avait un, de serpent, au paradis.

-C’est bien ça le problème : le paradis n’existe pas. Même le ver dans la pomme, c’est un petit serpent, le début d’un gros.

-La pomme ne meurt pas parce qu’un vermisseau lui grignote l’échine, bien au contraire. Et le ver, lui, est bienheureux au chaud dans sa pomme. Encore une allégorie érotique. La création est merveilleuse ! Mais revenons à nos serpents. Supposons que tu en croises un. Que feras-tu ?

-Je le découpe en morceaux.

-Pas mal ! Mais en auras-tu le courage ?

-Je pense que la peur pourrait décupler mes forces.

-Une fois le reptile tronçonné, que feras-tu de lui ?

-Rien, bien sûr ! Tu n’imagines tout de même pas que je te le rapporterais en darnes que tu ferais sauter à la poële ?

-C’est pourtant ainsi que tu les as savourées, Judith. Non, pardon, ce soir-là, j’en avais fait des rillettes !

-Traître ! Dis-moi que ce n’est pas vrai, Victor !

-Si ça t’arrange, je veux bien te dire que les rillettes de scrophiles que je t’ai servies étaient d’authentiques rillettes d’oie. Ceci dit, si tu ne veux pas les voir dans ton assiette, il faudrait peut-être écarter la solution de la chasse aux serpents.

-Sommes-nous supposés manger tous les moustiques et les insectes que nous écrasons ?

-Peut-être le ferons-nous lorsque nous serons parvenus à un degré suprême d’amour pour eux. Blague à part, je te conseille une autre parade à la corrida reptilienne. Tu peux tout simplement te promener en forêt avec un bâton avec lequel tu frapperas le sol. Les vibrations feront fuir l’animal qui, au demeurant, est fort peureux.

-Ce truc-là, je l’avais déjà lu dans le manuel des Castors Juniors, merci ! Mais qu’en est-il de ceux qui se cachent dans les branches et qui se laissent tomber sur vous ?

-Tu veux parler des scrophiles ? Là, j’avoue qu’il faut employer les grands moyens et les étrangler tout bonnement en résistant à la force hypnotique de leur regard.

-Retournons en lieu sûr, je me sens mal.

-Il en est des serpents comme des humains, Judith. Ceux qui te maltraitent et te tyrannisent méritent que tu les étrangles les yeux dans les yeux, sans l’ombre d’une émotion ou d’une hésitation. Vaincus, ils te nourriront de leur chair ou de leur nouveau respect.

-Je croyais que nous ne parlerions pas de passé.

-Oh, mais, nous parlons d’avenir, Judith, du jour où tu vas regagner la civilisation et apprendre à aimer tes congénères, à t’aimer toi-même si fort que tu pourras empaler les vampires pour ton plus grand bonheur.

-Et pour cela, il faudra que je sois capable d’étrangler un scrophile en le regardant dans les yeux !

-Entre autres choses…

-Je suis pour manger un plat végétarien, dans un avenir très proche, Monsieur Exquis.

-A ta guise, ma belle.

Victor passa obligeamment le premier, puis prit ma main lorsque nous eûmes quitté la forêt. Je me sentais tellement apeurée que j’en devins euphorique, allant même jusqu’à me pendre au cou de mon Indiana et à lui planter un baiser sur la bouche.

-Tout va bien Judith, ne plisse pas ton front, tu as l’air d’une tête réduite de guerrier Jivaro fixée au bout d’une pique.

Je lui mordis la main du plus fort que je le pus, en véritable louve enragée. Victor, hurlant comme un putois, voulut m’agripper mais je m’en fus à toutes jambes. Pourtant, l’instant d’après, ses mains agrippèrent mes chevilles et mon menton heurta le sable. L’ennui, c’est que ma langue traînait entre mes dents au moment de la chute.

Judith a donné sa langue au chat, pensai-je immédiatement. Puis je ne pensai plus. Une douleur lancinante me traversa les oreilles et m’irradia la gorge. Je me roulai à terre comme un lombric atteint par la pioche d’un décreuseur de pommes de terre. Un goût de fer me collait aux papilles alors que des sirènes hurlantes assaillaient mon cerveau. Victor me prit à bras le corps et sans mot dire m’entraîna dans la cabane, me jeta comme un sac à patates sur le lit puis me fit avaler une pluie de granules blancs qu’il m’ordonna de laisser fondre sous ma langue. Facile à dire ! Je ne savais plus où était ma langue et j’avais la sensation qu’on y avait mis le feu à grands renforts de pétrole. Je crois bien que j’étais en larmes, et Victor avait l’air vraiment courroucé.

-Bien fait ! Bien fait ! répétait-il comme un gosse sur une cour de récréation. Il avala lui aussi sa potion de perlipinpin neigeux et s’allongea à son tour. Les minutes passèrent, de plus en plus alourdies de silence.

-H’ai foif, gémis-je.

-Moi aussi. Tu sais où est la cuisine, et d’ailleurs c’est toi qui va nous préparer à manger car je ne peux plus me servir de ma main droite.

Victor s’était retourné sur le côté et avait l’air de bouder, sisisi, il avait bel et bien l’air de bouder. Il grogna vaguement quelque chose lorsque je lui tendis un verre d’eau fraîche et fit mine de s’endormir après l’avoir bu d’un trait.

Je farfouillai donc sans enthousiasme dans des boîtes en fer blanc qui formaient une collection invraisemblable, mais n’y trouvai que des herbes séchées dont certaines dégageaient une odeur forte de cage aux fauves. En désespoir de cause, je me mis en route vers mon univers familier pour y faire cueillette d’épinards sauvages et tenter d’attraper les quelques poissons transitant parfois par la marmite d’eau douce qui m’avait servi de baignoire.

Revenir en terrain connu me fut très doux. Je retrouvai cette portion de moi-même qui avait aimé cette vie sauvage et qui avait su se placer sous la sauvegarde de la providence. Je flânai longuement, revivant l’euphorie de mon arrivée, et les bons moments que j’avais vécus, lorsque parfois toute crainte me quittait. Je revins les bras chargés des présents de cette île féconde qui m’avait offert, en plus de ce que je venais y chercher, une quantité de fruits magnifiques. L’esprit enfin serein, je me réjouissais de revoir Victor.

-Où étais-tu ? Tu en as mis un temps ! gronda-t-il.

-Je suis retournée là-bas. Ton médicament a fait des miracles. Et ta main, ça s’arrange ?

-Si on veut.

-Je suis désolée de t’avoir mordu.

-Je le serais aussi !

-Bon, et bien, je vais préparer une salade de fruits. En voudras-tu ?

-Pourquoi pas.

-Tu m’as l’air bien maussade, Victor.

-Hm.

Devant tant de bonne humeur, mon sentiment de culpabilité ne faisait que croître. J’épluchai en silence avocats, papayes et mangues. L’application avec laquelle je les détaillais en petits cubes révélait mon malaise, mais en même temps me faisait revenir à ma réalité de femme civilisée occupée à confectionner un plat dans une cuisine de vacances. J’étais en vacances et je n’y avais encore pas pensé. J’étais en vacances, et je n’en avais pas profité. La fenêtre de la cuisine donnait sur la mer. Les vagues jouaient leur course-poursuite inlassable alors que les flots azurés à l’horizon maintenaient en équilibre les masses bleues du ciel et de l’eau. Il m’était offert de jouir de cette beauté infinie à tout instant, selon mon bon vouloir. Et je me pris à penser que Dieu était comme le spectacle de cet océan : incommensurable dans sa générosité – à condition de lever les yeux pour le voir.

Etant donné l’état de prostration de Victor, il me semblait impossible de lui faire part de ma dernière révélation mystique. Je disposai sur la table sans mot dire ce dessert digne des meilleurs restaurants et l’engageai à le partager avec moi. Il mangea en silence, l’air vaguement absent.

-Je ne t’ai pas encore dit combien j’aime cet endroit, hasardai-je. Tout respire l’harmonie ici. Et je m’y sens en sécurité. En plus, tu es un homme de confiance et je voulais te remercier pour tout ce que tu as fait pour moi. En résumé, je voulais te dire que je me sens heureuse.

-Et moi je m’ennuie mortellement.

-C’est à cause de moi ?

-Décidément, tu ramènes tout à toi, Judith.

-Excuse-moi, mais …

-Arrête de t’excuser pour te justifier ensuite, c’est fatigant ! Tu viens de me dire que tu es heureuse, ça devrait te suffire. Profites-en !

-Alors, tu ne me diras pas pourquoi tu t’ennuies mortellement ?

-Je suis fatigué, fatigué de vivre avec un hamster alors que j’espérais avoir rencontré quelqu’un avec qui partager et construire mon existence. Je suis fatigué de cette petite guéguerre ridicule que je subis et à laquelle je n’étais pas du tout préparé. Depuis notre rencontre, j’ai cessé de vivre pour moi-même et je me sens en état d’appauvrissement constant, je suis entraîné malgré moi dans une gymnastique vaine et pénible qui m’éloigne de mon but.

-Tu vois bien que tout est de ma faute !

-Arrête ou je t’étrangle ! Quand je parle de ton hamster, je ne parle pas de la vraie Judith, je ne te parle pas de toi-même, combien de fois faudra-t-il que je te le répète. Toi qui es intelligente, tu ne veux pas comprendre la différence et c’est bien pour moi la preuve que souvent tu n’es pas toi-même. J’entends tout de ton monstre, du moindre tressaillement de ses poils au vacarme de ses pattes lancées à toute allure sur sa roue. Et je ne supporte plus tout ce bruit. Voilà, maintenant que c’est dit, je reprendrais bien un peu de ce délicieux hors-d’œuvre. Ensuite, je veux bien t’aider à écailler les poissons.

-Comment ça se tue, un hamster ?

-Comme un scrophile, on l’étouffe en le regardant droit dans les yeux.

-Et, pratiquement, ça donne quoi ?

-Chaque jour, je m’aime davantage et j’ai tout ce dont j’ai besoin.

-Les hamsters résistent au bonheur.

-Deuxième solution : chaque jour, j’apprécie la vie telle qu’elle vient.

-Pfff, encore une formule new-age à écrire avec un bâton de rouge à lèvres sur son miroir !

Victor roula des yeux. Je crus tout d’abord qu’il tentait de me foudroyer, mais l’instant d’après, il tourna son regard en lui-même, devint tout rouge et blême en même temps. C’était terrifiant. Je ne le reconnaissais plus, comme s’il s’était caché derrière un masque. Puis il leva ses bras très haut et les abattit violemment devant moi en hurlant : HYE ! Je sentis à ce moment ma langue tomber au fond de ma matrice. Puis Victor ramena vivement ses bras tendus vers le ciel et aboya : KYE ! Mes tripes remontèrent alors jusqu’à mon sternum que je sentis se fendre en deux. J’en tombai sur le cul ! Une cohorte d’anges passa, telle la volée d’étudiants emblouseblanchés qui suit le maître dans la cour des miracles.

Victor se dirigea vers une malle d'une démarche de zombie, l’ouvrit et en sortir une bouteille. Il en but une large rasade, emplit à nouveau son verre et me le tendit. Je l’imitai, cul sec. Il me releva de terre, sans ménagement, et se campa face à moi.

-Et puis j’en ai marre de cette donzelle hystérique qui se ballade nue sous mes chemises, l’air de rien, en faisant semblant d’ignorer son ventre, son cul, ses cuisses, ses seins, j’en ai marre de cette cathare manichéenne qui fait la sourde oreille à l’appel du mâle, à son désir fou de la posséder. Alors, je te l’ordonne, Judith Bonnefoi, viole-moi !

Scrunch… Vite, un ouragan ou une tornade, vite un cataclysme ou une apocalypse pour me tirer d’affaire ! Ce n’était plus le moment d’un trait d’humour ou d’un jet de plaisanterie, c’était la minute de vérité. Il ne s’agissait pas de me coucher en ouvrant docilement les cuisses en attendant que ça passe, c’était encore pire que cela. Pour violer un homme, comment fait-on ? Peut-être un peu comme pour tuer un scrophile : lui ouvrir les bras en le regardant droit dans les yeux, puis lui saisir la queue et la charmer, flatter la fermeté de ses fesses et remonter le long de son épine dorsale… Bon début, il défaille, il grogne. En profiter pour le précipiter à l’horizontale sur le tapis, arracher sa cuirasse et venir s’empaler sur son sabre raidi, puis s’arrêter pour juger de l’effet. Mais voilà que tout devient extrêmement excitant car le feu est entré en soi et se propage très profondément à l’intérieur, jusqu’à former un soleil rouge, si rouge qu’il vous force à fermer les yeux, à hurler de douceur en voulant mordre à nouveau. Le guerrier change de camp et le bourreau devient victime des assauts de triomphe de celui qui la chevauche maintenant, ses grandes mains serrées sur les épaules haletantes. Le soleil monte au zénith, soutenu par les cris furieux des combattants qui vont bientôt rendre les armes, se démenant au fur et à mesure qu’ils sentent l’imminence de la victoire. Puis la joie déferle, liquide et explosive, lave de lune, larmes sucrées, apocalypse à l’unisson.

Une étude sérieuse a montré que la destinée d’un couple est souvent déterminée par les premières paroles qui traversent l’alcôve, le dernier râle à peine soupiré. Cela tend à prouver que la femme décide dans bien des cas de l’avenir de la relation, étant donné que chacun sait que si l’homme fait l’amour avec ses yeux, la femme, elle, dresse haut ses pavillons pour passer au tamis tous les mots qui se sont échappés du portail émaillé de l’homme, parfois bien imprudemment privé de garde, la tourelle étant conquise. Forts tous deux de cette connaissance, Judith et Victor gardaient un silence de sphinx. Puis, une myriade d’anges passa, tout emplumée de panaches, et dans la cour, le miracle eut lieu :

-Alors, on va les écailler ces poissons ? j’ai demandé.

-Hourra, hourra ! hurla Victor.

Il me souleva de terre comme la plume que j’étais, sortit de la cabane le feu aux trousses et nous jeta tous les deux dans la mer. Il dansait autour de moi en m’éclaboussant comme un gosse, il chantait à tue-tête de sa voix grave et je crus un instant qu’il était devenu fou.

-Oui, oui, oui, Judith, je suis fou de joie, je suis fou de toi. La vie commence, tu l’as vaincu vitesse grand V ton rongeur, il est mort d’implosion ! Dieu est si grand ! L’air grave soudain, il me prit les mains et d’une voix solennelle me dit :

-Judith, j’ai une confession à te faire. Je t’ai menti. Les rillettes, tu te souviens des rillettes ? Et bien c’étaient vraiment des rillettes de dindon, car les scrophiles, ça n’existe pas ici, ça n’existe que dans les dictionnaires, et encore…

Il ne me laissa pas le loisir de répondre et m’embrassa à me dévisser la langue. Ca y est, je l’avais bien passé le costume de l’archange. Il était doux, chaud, bigarré et joyeux. Les ailes m’allaient à ravir, mais ce qui me fit le plus plaisir, ce fut incontestablement de recevoir ma lance, une lance fine, longue et souple, une lance pour tenir en joug une escadrille de dragons.

-Alors, on va les écailler ces poissons ? j’ai encore demandé.


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